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'AMOUR ET PIANO' DE FEYDEAU, UNE PIÈCE THÉÂTRALE OÙ LE PIANO S'INVITE


PIANO ET THÉÂTRE

Quand le cinéma utilise le piano, c’est soit en tant qu’accessoire, pour meubler une vaste pièce, soit en devenant l’instrument d’une histoire d’amour autour duquel gravitent des personnages en mal d’existence. C'est ainsi que certains films encensent l’amour du piano alors que d’autres entraînent le spectateur derrière les coulisses, quand la vie du musicien est en déclin et ne brille plus de mille feux.

© Vassil - Portrait de Georges Feydeau par Carolus-Duran (1837-1917). Musée des Beaux-Arts de Lille.

Au théâtre, le piano est secondaire. Il n’attire guère l’imagination des auteurs. Georges Feydeau est l’un des rares à avoir écrit une pièce théâtrale où le piano sert de prétexte à l’intrigue. Amour Et Piano date de 1883, une période de transition qui marque la fin du piano romantique et l’arrivée du piano impressionniste… Adieu les envolées pianistiques d’un Chopin ou d’un Liszt, laissons place au répertoire méditatif d’un Claude Debussy ou d’un Eric Satie !

GEORGES FEYDEAU, L'AUTEUR FÉTICHE

Pour l’amateur de théâtre, Georges Feydeau n’est plus à présenter. Aujourd’hui encore, il reste un des auteurs fétiches du théâtre contemporain (après Sacha Guitry, Jean-Michel Ribes est l’un de ses acteurs/auteurs à s’illustrer au théâtre dans les frasques conjugales). Feydeau est le 'Mozart du théâtre'. Celui des répliques légères, faites de rebondissements, et où surgissent des quiproquos mettant à l’honneur le vaudeville. Né à Paris en 1862, Feydeau s’est voué toute sa vie, corps et âme, à une passion… celle du théâtre (il n’avait pas atteint sa majorité quand ses premières pièces furent jouées sur les planches des théâtres).

Parmi ses nombreuses pièces, Amour Et Piano n’est pas une œuvre essentielle, ni marquante, mais son histoire a la particularité de s’inscrire dans le prolongement de ce qui constituait, à l’époque, l’éducation des jeunes filles de bonnes familles : l’apprentissage du piano. Comme souvent dans ses pièces, Georges Feydeau plante le décor dans le milieu bourgeois. Milieu qu’il ridiculise quand la pudeur des situations et du savoir-vivre se heurte au sans-gêne du héros provocateur. Les bourgeois revoient alors leur façon d’agir et de se comporter en évitant, si possible, que le drame n’éclate au grand jour.

AMOUR ET PIANO

Amour Et Piano est une comédie en un acte et 8 scènes. Elle a été représentée pour la première fois au Théâtre de l’Athénée, le 28 janvier 1883.

L’histoire commence par un malentendu, quand un homme, pensant être chez une actrice quelque peu volage, se voit investi du rôle de professeur de piano auprès de la jeune femme qui l’accueille…

Avec Georges Courteline, Feydeau reste un fin observateur du comportement de la relation homme/femme. Il est l’artisan d’un style théâtral qui fera date et qui sera fréquemment imité sans être égalé. Feydeau aime décrire, à travers des malentendus, des situations au départ périlleuses qu’il transforme en issue heureuse. Quelle que soit l’impasse, il retourne toujours la situation pour que le couple désuni et incapable de se comprendre arrive à dialoguer. C’est là, un des nombreux talents de l’écrivain.

Dans la plupart de ses pièces, son écriture est précise, détaillée. Il n’hésite pas à traduire un certain vocabulaire (comme la musique dans Amour Et Piano) et à décrire avec force le caractère de ses personnages. Ses dialogues jouent généralement au chat et à la souris et, portés à l’extrême, ils créent des situations tout en décalage, ce qui engendre le rire, nullement l’ennuie ou la monotonie. Les dialogues sont toujours vifs, inventifs, pleins d’entrain et donnent à l’humour une place de choix.

Par ailleurs, l’auteur cherche également à déranger la quiétude du monde bourgeois, ses habitudes, ses principes éducatifs rigides. Il critique autant qu’il peut. Même à une époque où le contexte social était très différent de celui d’aujourd’hui, force est de constater que le problème existentiel des couples n’a guère changé. Les transgressions aux bonnes mœurs, avec un zeste de bouffonneries et de quiproquos que l’auteur distille ici et là, suffisent à enflammer l’enthousiasme des spectateurs. C’est frais et intelligent. Les deux premières scènes de Amour Et Piano en sont le témoignage vivant...


SCENE I

Dans un salon élégant, Baptiste, le valet, range le guéridon, tandis que Lucile, assise au piano, fait des gammes aussi rapides que possible…

BAPTISTE, après avoir écouté le jeu de Lucile, avec enthousiasme… : ah bravo !… Je demande pardon à Mademoiselle, mais Mademoiselle fait l’ouragan d’une manière !… oh !

LUCILE : comment "l’ouragan" ? Ce sont des gammes.

BAPTISTE : moi, j’appelle ça l’ouragan, Mademoiselle… Ça représente mieux à l’imagination ! Tandis que "gamme", c’est bête, Mademoiselle. C’est le vent à la campagne à travers les portes. (Il imite le sifflement du vent.) C’est tout à fait ça.

LUCILE : c’est possible, mais à Paris, on appelle ça des gammes.

BAPTISTE : cela ne m’étonne pas ! On a la manie de traduire tout en anglais.

LUCILE : allons, ne commence pas… Dis-moi, maman est-elle déjà partie ?

BAPTISTE : il y a un bon quart d’heure.

LUCILE : oh ! C’est égal, en voilà une corvée ! Tu ne sais pas où est allée maman ?

BAPTISTE : non.

LUCILE : devine !… elle est allée "comparoir"…

BAPTISTE : comparoir ?

LUCILE : oui, devant le Tribunal de la 9e Chambre correctionnelle.

BAPTISTE : Madame en police correctionnelle ?…

LUCILE : oh ! Rassure-toi, comme témoin seulement. Une affaire de cocher ! Insulte aux agents, je ne sais quoi, et impossible de remettre encore. Enfin, voilà comment elle est allée comparoir, maman.

BAPTISTE : oh ! C'est moi qui aimerais cela, à comparoir.

LUCILE : en voilà une idée !… Tiens, laisse-moi étudier mon piano. Tu me fais perdre mon temps avec tes réflexions. L’aimes-tu, au moins, le piano ?

BAPTISTE : oh ! Quand c’est Mademoiselle qui en joue, je crois bien. Quand c’est moi, non.

LUCILE : comment, tu connais le piano ?

BAPTISTE : oui, Mademoiselle. Ma mère en avait un vieux au village.

LUCILE : allons donc ! Et tu t’en servais ?

BAPTISTE : de garde-manger, oui, Mademoiselle. Au pays, nous n’avons pas les moyens de gâcher des pianos pour en faire des instruments de musique.

LUCILE : ah ! À propos de musique, il viendra tout à l’heure un monsieur. C’est un professeur de piano pour moi. Un professeur très célèbre. Un maestro, comme l’on dit, "un maestro di primo cartello".

BAPTISTE, avec un soupir… : encore de l’anglais.

LUCILE : et original, paraît-il, comme on n’en voit pas. Il s’appelle… ah ! ma foi, je ne sais pas son nom, mais c’est un nom très connu.

BAPTISTE, cherchant… : Molière ?

LUCILE : mais non.

BAPTISTE : C’est vrai, Molière, c’est un fabricant de spanaines en spane, Molière.

LUCILE : Enfin, n’importe ! Ce monsieur demandera si Madame est chez elle.

BAPTISTE : je répondrai que Madame est sortie.

LUCILE : non. Tu le feras entrer, c’est moi qui le recevrai.

BAPTISTE : comment, Mademoiselle, quand Madame n’est pas là ?

LUCILE : oui, c’est convenu avec maman. Il n’y a pas moyen de faire autrement. Pense donc, un maestro ! On ne peut pas le prier de repasser comme un petit coureur de cachets. Quand on a rendez-vous avec un maestro, il faut être exact. Il n’y a qu’eux qui peuvent ne point l’être.

BAPTISTE (à part) : tout le contraire d’un domestique.

LUCILE : enfin, c’est bien entendu ? Quand ce monsieur viendra, tu le feras entrer ; et maintenant, laisse-moi faire mes gammes.

BAPTISTE sort. Lucile se met au piano.

SCENE II

LUCILE, seule, assise au piano… : do ré mi fa sol la si do, do si la sol fa mi ré do ré mi. Ouf ! Que c’est aride ! Et dire qu’il faut apprendre !… Aujourd’hui on ne vous épouse que lorsque vous savez jouer du piano. Il me semble pourtant que ce n’est pas pour cela qu’on se marie. Do ré mi fa sol la si do. Les gammes surtout. Dieu ! Que c’est ennuyeux !… Mais il paraît qu’elles délient les doigts… Comme si l’on ne pouvait pas être une bonne épouse sans avoir les doigts déliés. Je vous demande un peu !…

Ah ! Si les jeunes filles pouvaient parler librement… Je dirais tout simplement à celui qui voudrait m’épouser : "Monsieur, me voilà ! Je vais avoir 20 ans, je ne sais pas jouer du piano, mais je ne vous demande pas de savoir jouer de la flûte. Le mariage n’est pas un concert… c’est… c’est je ne sais pas bien ce que c’est… mais enfin l’on ne se marie pas pour faire de la musique ! Si vous voulez m’épouser sans piano, voici ma main ! Si vous ne voulez pas, j’ai bien l’honneur de vous saluer…" Et voilà !… Seulement, nous autres jeunes filles, il faut toujours nous sacrifier.

par ELIAN JOUGLA (Piano Web - 04-2010)



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