LES QUESTIONS DU CANDIDE



APPRENDRE L'IMPROVISATION ET SON LANGAGE - 2

Cette page est la suite de : IMPROVISER AU PIANO DANS LES RÈGLES DE L'ART


COMMENT ABORDER L'IMPROVISATION ?


Personnellement, comment abordez-vous l'improvisation ?

Quand je joue chez moi, je me laisse aller complètement et je commets alors des fautes… mais comme je l'ai déjà dit… ce n'est pas grave ! Mon local sert de terrain expérimental à toutes les facéties, ce qui me permet de progresser intuitivement dans mon jeu. L'important, c'est d'arriver à se surprendre soi-même. Tant que l'on y arrive, c'est positif !

J'ai une démarche, à certains égards, proche du pianiste Joe Zawinul [Joe Zawinul était le cofondateur avec Wayne Shorter du groupe Weather Report, ndlr] dans la mesure, où tout comme lui, j'utilise de temps en temps l'enregistrement comme aide-mémoire. Cela peut être utile en composition. Parfois, lors d'une improvisation, les idées surgissent, mais pris dans le mouvement du jeu, on ne s'arrête pas pour autant de jouer pour noter… alors ensuite, c'est trop tard ! De même, comme l'enregistrement conserve tout le feeling de l'improvisation, parfois avec le recul, quelques notes peuvent servir de point d'accroche à une idée mélodique ou harmonique. La mise en œuvre de cette pratique est facile et peut donc se révéler utile.

Autrement, j'opte pour une approche de l'improvisation plus cérébrale, moins instinctive. Dans ce cas, je dois aborder la question sous un angle préparatoire, en renonçant à mes pratiques routinières. Je ne dois pas retomber dans des suites d'accords que je connais par cœur. L'exercice est difficile, parce qu'en improvisation, si on se libère trop, ce n'est plus la tête qui dirige, mais les doigts. C'est un peu comme un exercice technique qu'on pratique régulièrement et qu'on finit par oublier à force d'être mécanique... de nombreux pianistes me comprendront !

Être neuf d'instant en instant demande beaucoup de concentration ! Il faut reconstruire alors la mécanique des doigts… voir si un tel passage peut être amélioré, de quelle manière et avec quels moyens. N'imaginez pas, pour autant, que ce soit un passage difficile. Cela peut être un simple enchaînement de trois ou quatre accords, mais ils auront, à mes yeux, assez d'importance pour être revus en détails… D'autres fois, je répète certains passages pour approfondir la stabilité rythmique ou pour m'immerger dans un problème d'indépendance. Bien sûr, ce travail-là doit être mené sur une musique affective pour apporter un maximum de valeurs positives et constructives.

Et avec les élèves, quelles sont les difficultés que vous rencontrez ?

En face d'un élève qui sait où il veut aller et qui est capable de le formuler de façon compréhensible, je peux envisager avec lui des pistes. Si de surcroît, il n'est pas pressé d'aboutir et que ses objectifs sont réalistes, la méthode d'approche ira toute seule. Cependant, l'honnêteté de ma démarche consistera alors à accepter ou à refuser les enjeux, suivant le niveau exigé et le style.

Étant donné qu'en jazz, lorsqu'un musicien commence à se 'débrouiller', son désir d'émancipation est très grand, il n'aura pas recours, en principe, à des cours réguliers. S'il le fait, il ne s'agira que d'une mise à niveau sporadique. En principe, s'il souhaite devenir un improvisateur efficace ou s'il souhaite connaître quelques principes d'approche technique singulière, c'est davantage vers la master class qu'il s'orientera. Un musicien de scène ou de studio expérimenté peut donner des conseils qui lui seul connaît et qu'il aura appliqué professionnellement.

Je crois que la véritable difficulté émane du débutant, du candide qui lance le mot jazz sans savoir, à la base, ce qu'exige son enseignement. C'est souvent la culture qui fait défaut chez eux. Sachez également que l'on peut aborder le jazz directement, sans détours par la case 'musique classique'. Ceux qui prétendent le contraire ne connaissent pas le jazz, du moins, dans sa façon de l'enseigner… mais quand je dis 'enseigner', je ne pense pas à l'aspect théorique de la connaissance, mais à l'aspect relationnel entre l'élève, la musique jazz et son désir d'apprendre. En musique improvisée, il n'existe pas de frontière, sauf celle appartenant au musicien. Ce simple constat autorise une grande flexibilité d'approche de part et d'autre, entre l'enseignant et l'élève.


L'IMPROVISATION EN MUSIQUE ROCK

L'improvisation en musique rock ou pop est-elle très différente ?

Il existe dans ces domaines musicaux quelques précisions à apporter. Déjà, les musiques pop et rock laissent généralement moins de place à l'improvisation. Ce sont, dans une grande majorité, des chansons. La part concédée à l'improvisation se résume fréquemment à un chorus de quelques mesures, situé entre deux couplets chantés ou en fin de morceau pour conclure. Parfois sur scène, l'introduction d'une chanson peut fait appel à de l'improvisation. Par exemple, un saxo va se lancer dans une ou deux phrases pour introduire le chant. Cette façon de procéder est assez classique. Habituellement, le solo doit être incisif, brillant et démonstratif. Le musicien de rock ou de musique pop ne défend pas seulement une technique, mais également une image... surtout sur scène !

Pourquoi l'improvisation rock ne possède-t-elle pas auprès du public la même aura, la même renommée qu'en jazz ?

Si vous posez la question à un amateur de rock, je ne crois pas qu'il sera d'accord avec vous ! Cependant, je comprends très bien ce que vous voulez exprimer à travers la question…

Le Rock est une musique dont les objectifs musicaux sont d'être populaires. Le jazz n'a pas cette vocation et ceux qui s'y sont essayés ont essuyé les assauts de la critique… Quand Miles Davis a troqué sa trompette acoustique pour une électrique, pour être plus 'pop' ou plus 'in', tous les amateurs de jazz ont crié au scandale. Comme en plus, sa musique s'appuyait sur des rythmes binaires à la mode, il n'en fallait pas plus pour que son passé de trompettiste talentueux vole en éclat…. Je suis certain que ceux qui l'ont critiqué doivent avoir aujourd'hui, avec le recul, des remords !

Comme la musique rock a fait des concessions en se vouant à certaines facilités, le raccourci serait de dire que le rock est une musique au rabais, construite sur un assemblage de clichés vus et revus. Il n'y a rien de plus faux que cette seule réflexion qui démontrerait, chez ceux qui l'affirment, une méconnaissance du sujet. La musique rock est d'une richesse inouïe, mais bien sûr, face à l'ambassadeur de l'improvisation, la musique rock ne court pas après les mêmes chimères… Dans une certaine mesure, la musique rock est plus 'sage' en ne cédant que peu de place à l'improvisation… ce qui ne veut pas dire, pour autant, que c'est une musique facile à aborder techniquement. Il existe des pièges redoutables ; notamment, quand un tempo très élevé oblige le musicien à déborder d'énergie physique tout en gardant son rythme stable, et cela, pendant de nombreuses minutes !

Quand on pense piano rock, on imagine Jerry Lee Lewis en train de frapper sauvagement sur le clavier ou dans un autre registre plus 'cadré' à Elton John et ses mélodies en forme de berceuse…

Cette vision est extrêmement réductrice et ne correspond pas du tout à la réalité du rock d'aujourd'hui et à ses multiples influences. Pour le musicien, qu'une improvisation soit rock, pop, jazz, salsa ou autres, les codes théoriques et les lois harmoniques sont les mêmes, seules la façon de les exploiter diffèrent….

Il faut savoir que si la musique rock exploite des rythmes binaires souvent simples, ils peuvent toutefois poser des problèmes d'adaptation et d'assise rythmique chez celui qui a pratiqué un jazz ternaire pendant longtemps. Les rythmes rocks sont moins flottants que ceux du jazz… théoriquement, bien sûr !


LES RÈGLES EN IMPROVISATION

Comment se lance-t-on dans une improvisation… existe-t-il des règles de bon goût ?

Logiquement non, puisque l'improvisation ne doit pas s'enfermer dans des codes pour vraiment exister. Toutefois, si une improvisation doit démarrer sur les 'chapeaux de roues', encore faut-il qu'elle soit lancée par ce qui précède...

Généralement, de nombreuses improvisations suivent toujours le même procédé. Leurs développements sont divisés en plusieurs parties qu'il est facile de reconnaître. La première phase de l'improvisation est plutôt calme, avec des notes étirées. C'est une sorte d'énoncé, de mise en matière sonore. Ensuite, la tension s'accentue, tout comme le rythme des phrases et leur longueur. C'est la période de transe où le musicien s'agite le plus. Suivant la durée de l'improvisation, il peut exister des phases intermédiaires, dites de réflexion, qui correspondent à des moments plus calmes, quand l'énergie retombe. Enfin, la dernière partie, souvent assez courte, doit faire 'mourir' l'improvisation de façon à créer un enchaînement tout en douceur avec ce qui suit.

Ce que je viens de décrire est un exposé type, mais c'est toujours le musicien qui décide sa façon de conduire l'improvisation, en fonction de son humeur, de sa stimulation ou de l'ambiance environnante.


L'IMPROVISATION EN PIANO SOLO

Pour un pianiste, l'improvisation en piano solo est certainement l'aboutissement d'un certain prestige, non ?

Pour son ego assurément ! En piano solo, le pianiste doit posséder une bonne technique. Il y a bien sûr plus de liberté dans ce type de jeu puisque la contrainte rythmique et harmonique des musiciens accompagnateurs n'est plus là… mais en revanche, il y a place pour la peur. La sécurité, vous devez la rechercher en vous-même. Vous devez avoir énormément de confiance en vous, sinon le tract vous envahit, si ce n'est la paralysie. Au moment d'entrer sur scène, on ne peut être soutenu par la présence d'aucun autre musicien. Vous êtes à ce moment-là très proche de l'image du chanteur, seul sur le devant de la scène, avec l'œil de la poursuite calé sur lui…

Lors d'un concert solo, toutes les notes comptent, de la première à la dernière. Tout y est projeté, lancé en l'air à la façon d'un jongleur avec ses quilles. La prise de risque est totale ! Rien ne peut être dissimulé à l'oreille des spectateurs. C'est vraiment difficile… Il faut mentalement s'y préparer, car cela dure longtemps, longtemps !

Le pianiste soliste ne peut-il pas profiter de cette liberté de mouvements pour arrondir les angles en sa faveur ou trouver des parades pour se décontracter intérieurement ?

En dehors du concert, peut-être, mais certainement pas sur scène... si des parades existent, j'aimerais bien les connaître ! (rires...) Si en solo, on se sent plus libre, ce n'est pas une raison pour ne s'appuyer sur rien ! Même lorsque vous jouez seul, l'équilibre sonore existe toujours ! Si vous improvisez sur un standard, vous vous devez de respecter logiquement la grille… mais il est vrai que dans ces moments de confrontation avec soi-même, l'envie de déborder, voire d'arranger à sa convenance un thème n'a rien d'exceptionnel.

Souvent, les pianistes de jazz contemporain réinventent la présentation d'un standard en le réharmonisant, en rajoutant ou en enlevant des parties… Et si vous exécutez une improvisation libre sans thème, alors vous jouissez d'une grande liberté. Vous pouvez démarrer avec une grande énergie, une grande densité sonore, puis finir en douceur si le cœur vous en dit.

La qualité d'une improvisation n'est tout de même pas reliée simplement à l'humeur du musicien ou à son sentiment de liberté ?

Bien sûr que non ! Lorsque la concentration est là, il ne s'agit plus d'humeur. La liberté ne prend pas non plus la route de l'anarchie. Au moment de l'improvisation, le musicien doit avoir la certitude que ce qu'il va exprimer est déjà dans sa tête.

C'est-à-dire ?

Si l'improvisateur manque de concision dans son discours, c'est qu'il n'arrive pas à focaliser son énergie de façon efficace. Alors, le discours musical se dispersera, deviendra moins cohérent, donc moins efficace. C'est dans ces cas-là que l'on ressent un malaise, une insatisfaction. Cela dépend également du contexte, si le musicien joue seul chez lui ou face à un public.

Le public crée une interaction avec l'improvisateur. Suivant sa sensibilité, il peut écourter son échappée musicale s'il sent que l'osmose avec le public ne prend plus. La maturité du discours musical est alors importante s'il veut tenir l'échange pendant un certain temps. L'expérience scénique tient un rôle important en piano solo, surtout quand l'exercice consiste en de longues improvisations.

Vous parliez de maturité, est-ce que l'âge est un facteur déterminant ?

On peut être jeune et réfléchi, comme vieux et étourdi ! Avec l'âge, c'est l'expérience qui joue, mais l'idée, elle, ne s'inscrit pas avec le temps. Quand vous avez le sentiment d'avoir vécu plus qu'il ne vous reste à vivre, que pour vous les journées raccourcissent, vous tentez par tous les moyens d'apporter plus de profondeur à ce que vous faites. Vous essayez de donner une plus grande vérité à votre discours, peut-être par peur du lendemain ou parce que l'idée risque de vous échapper à tout jamais. Lorsque la concentration joue de mauvais tours et qu'elle vous alerte, vous ressentez alors le besoin de donner le meilleur de vous-même… et ce d'autant plus que vous êtes au contact d'un public.

De toute façon, il ne faut pas rechercher dans l'improvisation une stabilité. Un jour, tout se déroule comme vous souhaitez le vivre, et le lendemain, vous ne comprenez pas ce qui se passe, le courant ne passe plus entre vous et la musique. Votre forme physique est en berne et la connexion entre le corps et l'esprit cesse d'exister. Ce genre de situation arrive aux meilleurs improvisateurs. Aussi, ayez une bonne condition physique… Jouer et se la jouer, je ne le conseille pas, surtout lorsqu'il s'agit d'improviser sur scène !

Cela peut-il aller jusqu'à se haïr ?

Bien sûr, c'est pourquoi l'improvisation est une bonne école, car elle vous apprend à vous connaître et à trouver votre voie… mais à condition de travailler beaucoup. Alors la chance peut vous sourire, et dans ces moments-là, rien ne vous fera regretter le travail entrepris en amont... Ces instants magiques sont si forts, qu'ils n'ont pas de prise sur le temps qui passe. Toutefois, ne les recherchez pas, laissez-les venir à vous. Ils sont fugaces et imprévisibles. Ne comptez pas émotionnellement les retrouver chaque fois que vos doigts vont se poser sur votre instrument... C'est le temps et l'expérience qui vous permet de rentrer en apprentissage avec l'improvisation…

La magie de l'improvisation tient dans ce que vous fabriquez à un instant donné. Cela n'appartient qu'à vous, et quel qu'en soit le contenu, en bien ou mal, en beau ou laid.

TROUVER SON STYLE

Puisque l'improvisation est solidaire de celui qui la crée, comment arrive-t-on à trouver son style… uniquement à travers d'autres musiciens ou du travail ?

Aucune improvisation n'est interchangeable. Si, pour se former, le musicien ressent le besoin de rejouer un solo d'une autre, qu'il le fasse ; mais il doit savoir que son style n'existera que dans le cas où il est capable de s'en échapper. Le piège étant l'imitation, elle agit involontairement dans le discours créé par l'improvisateur. Un pianiste influencé pendant des années par le bop ne se retrouvera pas du jour au lendemain propulsé au rang de superstar du free jazz ! C'est absolument impossible. Une fois de plus, l'expérience créera le style, mais c'est surtout votre personnalité qui en dessinera ses contours.

Quels sont les derniers conseils que vous pourriez nous donner ?

Lorsqu'on improvise, on se découvre, on se livre totalement. C'est pourquoi cette 'discipline' est si difficile pour certaines personnes. De plus, quand le talent pianistique est limité, il limite d'autant plus l'assurance des envols techniques. L'idée est peut-être là, mais les doigts ne suivent pas… Si vous êtes seul chez vous, pas de problème, vous vous remettez au travail ; mais face à un public, un passage technique raté vous condamnera à coup sûr !… L'improvisation ne s'improvise pas !

Quand vous jouez entre vos quatre murs, estimez votre travail avec de l'autocritique comme si le public était là. Enregistrez-vous. Cela créera une petite pression supplémentaire qui vous sera bénéfique et qui vous obligera à avoir une plus grande concentration.

Improviser, c'est chercher l'aventure, puisque logiquement le terrain devant vous est vierge ou presque. Cela peut être une vaste étendue d'eau calme dans laquelle vous allez plonger la tête la première, l'esprit confiant ou une jungle dans laquelle vous devrez vous frayer un chemin à coup de certitudes. Au moment de l'improvisation, on s'élance et l'on découvre… c'est là sa force, sa puissance, mais également son pouvoir de vérité.


Entretien réalisé auprès d'Elian Jougla par W. D. Lugert  Mag. 'Musik und Unterricht' (Piano Web - 01/2011)


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