PÉDAGOGIE



L'IMPROVISATION AU PIANO, UNE MUSIQUE FAITE D'EXPÉRIENCE

Des premières expérimentations sonores à une maîtrise raffinée de haut niveau, l’art de l’improvisation embrasse des activités fort différentes. Dans les lignes qui suivent, on traitera de l’improvisation musicale, sans oublier que beaucoup d’éléments peuvent être transposés dans d’autres domaines artistiques.


L’ART DE FAIRE NAITRE UNE IMPROVISATION

Le phénomène de l’improvisation est délicat à cerner. D’une part, l’improvisation recouvre un domaine très vaste, avec des attitudes et des traditions parfois très éloignées les unes des autres. Probablement la manière de faire de la musique la plus répandue dans le monde, elle se rencontre dans beaucoup de contextes : en dehors de l’Occident, elle existe dans certaines traditions populaires, telles la musique flamenco, sans oublier le jazz et beaucoup de musiques apparentées. Il est à remarquer que dans la tradition occidentale classique, elle était très vivante jusqu’à la fin du 19e siècle, avant de disparaître progressivement, presque entièrement, mais réapparaît aujourd’hui dans certaines formes de musiques contemporaines.

Définir l’improvisation est un exercice assez paradoxal. Littéralement, elle est une activité imprévue, qui se déroule sur-le-champ, sans préparation. Or une invention pure, qui ne partirait de rien, n’existe pas : toute action met en jeu le passé, se fondant sur des expériences précédentes. Mais l’improvisation se distingue de la restitution : de nature fugitive, vivante dans l’instant présent, elle ne se produit qu’une seule fois, elle s’adapte intimement aux circonstances qui l’entourent.

Le mot « improvisation » contient des connotations fort diverses : jeu réservé à des spécialistes pour certains ou à la portée de tous pour d’autres, activité suprême pour certains, paresse ou inconsistance pour d’autres, pratique qui n’offre rien de particulier pour certains, démarche intéressante, mais indigne d’être présentée en public pour d’autres. Tantôt louée, tantôt méprisée, l’improvisation mériterait qu’on l’écoute pour ce qu’elle est capable de produire, sans préjugé.

L’improvisation peut se définir comme un comportement, une manière d’agir, qui est proche de la vie quotidienne ; qu’on traverse une rue, qu’on se brosse les dents ou qu’on tienne une conversation, on agit en s’adaptant constamment aux circonstances : on règle son pas sur le trafic routier, on modifie la pression sur le tube de dentifrice, on réagit à son interlocuteur. Toutefois, dans la mesure où intervient un travail artistique, l’improvisation ne saurait se réduire à des séquences de comportements semi-automatiques, ni à une série de réflexes conditionnés : on s’approche d’une conversation raffinée, d’un échange riche entre des êtres humains.


L’EXPÉRIENCE AUDITIVE

L’improvisation ne naît pas spontanément du néant, hors de toute expérience auditive. Avant de naître, un bébé a déjà entendu beaucoup de sons : la voix de sa mère, la pulsation du cœur, le souffle de la respiration, des bruits extérieurs, etc. Lorsqu’il grandit, l’enfant entre en contact avec de la musique ; par immersion, il accroît son expérience, associée à des émotions, des sentiments, des sensations, des gestes. La mémoire lui permet de reconnaître, comparer, classer ; petit à petit, il se forge un jugement esthétique. Il apprécie, rejette, intègre des sons dans sa personnalité. Toute écoute s’enracine dans une histoire. De manière plus ou moins consciente, plus ou moins délibérée, un improvisateur met en jeu son expérience auditive ; s’il peut désirer faire table rase pour accueillir les sons de manière la plus ouverte, son identité sonore imprègne ses gestes musicaux.


LES TRADITIONS COLLECTIVES

La pratique de l’improvisation se rattache fortement à une ou plusieurs traditions. L’improvisation échappant à la notation – même si l’écriture peut intervenir à certaines étapes, parfois de façon décisive -, les différentes traditions se transmettent essentiellement de bouche à oreille (traditions orales), et surtout par l’écoute (traditions « aurales »).

Les chemins sont variés : par l’intermédiaire d’une longue et intense relation entre un maître et un élève, par celui d’un milieu musical, par le truchement d’enregistrements, par l’identification à des modèles. Intimement liée à l’écoute, la mémoire joue un grand rôle ; à long terme, elle permet la culture musicale, la constitution d’un répertoire, l’intériorisation de gestes musicaux ; à moyen, court et très court terme, elle intervient dans la perception et le sentiment du temps musical ; elle est nécessaire en cours de jeu pour se souvenir et pour développer des actions.


LES TROIS MOTS CLÉS : IMPROVISER, COMPOSER, INTERPRÉTER

L’improvisation peut se définir par contraste avec deux autres activités musicales :

  • Improviser consiste à concevoir une musique au fur et à mesure de son déroulement, en temps réel.
  • Composer consiste à faire une musique, généralement à l’aide d’une partition.
  • Interpréter consiste à exécuter une musique fixée, qu’elle soit notée sur une partition ou mémorisée.

Ces trois activités parfois sont entièrement distinctes, alors que parfois elles comprennent des domaines intermédiaires (interprète de ses propres œuvres, composition d’après une improvisation, improvisation qui tend vers la composition instantanée, improvisation à partir d’un répertoire écrit, etc.). Dans la musique classique occidentale, surtout de la fin du 19e et du début du 20e siècle, elles sont devenues totalement séparées, alors que dans d’autres traditions, elles peuvent se compléter, voire s’enrichir mutuellement.


LES DIFFÉRENTES IMPROVISATIONS

Dans toute improvisation, il existe un équilibre entre éléments fixés et éléments imprévus. Préexistant à l’improvisation, puis influençant son déroulement de manière plus ou moins explicite, existent des codes, des formes, des consignes, des modes de pensée, qu’on désigne sous le terme général de modèle musical. Par exemple, les instruments de musique, et même les voix, sont imprégnés de traditions : un clavier suppose l’existence d’une échelle de hauteur précise ; la sonorité d’une clarinette ou celle d’un sitar indien évoque un contexte musical ; la langue qu’on parle influence la manière d’articuler et de poser la voix, etc.

D’autre part, que cela soit de manière délibérée ou inconsciente, apparaissent des formes, procédés, structures. Par exemple : la répétition d’un élément, le principe thème/variation du thème, la fonction remplie par un instrument ou la voix dans un ensemble, etc.

Bien que délicate à délimiter de manière claire, la proportion entre éléments fixés et éléments imprévus peut varier :

  • L’improvisation « à la manière de » consiste à imiter le style et les caractéristiques d’un compositeur ou d’un improvisateur, voire à pasticher une œuvre. Il s’agit d’un genre d’improvisation qui est très proche à la restitution d’une musique fixée.
  • L’improvisation « sur consigne » se déroule suivant des règles énoncées à l’avance à propos d’un morceau. Exemple : consigne de rythme, de tonalité, de mode, de dynamique, de caractère, de rôle dans un jeu collectif, etc.
  • L’arrangement dans la terminologie du jazz est l’ensemble des conventions orales ou écrites régissant le déroulement d’un morceau. Exemple : l’ordre des solistes, l’orchestration, l’organisation d’une introduction ou d’une coda, des riffs, des choix d’accords, etc.
  • L’improvisation idiomatique se conforme à un idiome particulier, respectant les règles et les codes d’un style spécifique ou d’une tradition. Elle suppose que l’on acquiert au préalable une compétence par rapport aux codes, dont certains sont simples, et d’autres très complexes et très raffinés. Parmi de nombreux exemples, le jazz classique, la musique baroque, la musique indienne, la musique arabe, sont des traditions dans lesquelles existent des codes précis.
  • L’improvisation libre (ouverte) est une improvisation dans laquelle aucune règle ni consigne ne sont fixées au préalable. À noter que l’absence de consigne préalable n’exclut ni l’apparition de règles improvisées, ni la préexistence de certains éléments, ni l’emprunt de codes. D’autre part, il faut distinguer l’improvisation libre de la liberté du musicien – geste intérieur, qui peut aussi bien concerner l’interprétation, la composition que l’improvisation sur règle ou que l’improvisation libre.

LE TERRAIN DE JEU COLLECTIF

L’improvisation musicale se pratiquant surtout en groupe, un des buts fondamentaux des codes et des consignes est de régler le comportement des individus au sein du groupe. Elle se distingue de la musique écrite, dans laquelle la fonction de chacun est fortement déterminée par la partition. Souvent implicite, une attitude d’ouverture et de respect des partenaires s’avère nécessaire pour que la microsociété d’un ensemble d’improvisateurs puisse fonctionner.

Certaines formes d’improvisation impliquent une séparation entre la fonction de soliste et celle d’accompagnateur, d’autres permettent à chacun son tour de devenir soliste, d’autres cherchent un rapport égalitaire. À noter l’importance de la taille du groupe : sans direction ou sans code précis, il devient difficile d’improviser dans un très grand groupe.


LES CADRES D’UNE IMPROVISATION

Il existe de nombreuses manières d’aborder et de conduire une improvisation, qui parfois contribue à définir un style d’improvisation. Un principe général, très fréquent dans tous les styles, est celui du thème varié, c’est-à-dire d’un matériau thématique qui subit diverses transformations tout en conservant certains aspects. La variation est l’« art de dire la même chose différemment » ; cette définition peut aussi s’appliquer à l’improvisation sur un morceau, et même au phénomène de l’improvisation en général.

On peut schématiquement distinguer plusieurs cadres, qui se combinent fréquemment entre eux : Certains cadres sont extra-musicaux, non spécifiques à la musique ; ils évoquent une histoire, une ambiance, un climat émotionnel.

D’autres cadres sont musicaux, entièrement spécifiques à la musique :

  • L’improvisation sur des mélodies : paraphrase, citations (des autres ou de soi-même) ; les variations libres à partir d’une mélodie ; l’improvisation formulaire, à partir d’un répertoire de formules prédéterminées que l’on combine (par juxtaposition, transposition), etc.
  • L’improvisation sur des ensembles de hauteurs : improvisation modale, à partir d’un mode, telle qu’elle se pratique dans beaucoup de musiques extra-occidentales ou populaires ; improvisation sur une gamme, sur une série de hauteurs disposée selon un ordre, etc.
  • L’improvisation sur une trame harmonique, telle qu’elle se pratique notamment dans le jazz classique et moderne.
  • L’improvisation sur des procédés : improvisation à partir de motifs prédéterminés ou improvisés que l’on transforme à l’aide de différentes opérations (transposition, allongement/rétrécissement, fragmentation, permutation, etc.)
  • L’improvisation sur des formes : succession d’actions préétablies, thème/variation, refrain qui alterne régulièrement avec un autre élément, jeu à partir d’un axe, rôles attribués dans le groupe.
  • L’improvisation rythmique, qui privilégie le jeu rythmique : par isorythmie, c’est-à-dire rythme constant, par déformation des rythmes, par accentuation, par déplacement d’accents ou de motifs, par syncope, etc.
  • L’improvisation timbrale, sur des sonorités, des textures, des masses, des points, des couleurs.

APPRENDRE À IMPROVISER

Suivant le style d’improvisation, il est nécessaire d’acquérir des compétences et de développer un vocabulaire. Mais l’apprentissage des codes se distingue du moment de l’improvisation elle-même ; soit on accepte de jouer avec l’inconnu et alors on improvise, soit on n’improvise pas, on ne fait que restituer. Dans ce sens, on peut dire que l’improvisation ne s’apprend pas : elle se vit.

S’il y a un code ou consigne, l’improvisation nécessite une réappropriation vivante, parfois impertinente ; elle est un lieu de dépassement où l’on attend plus qu’une observation scrupuleuse des codes et des consignes. De manière similaire, on attend de l’interprète qu’il ajoute un élan à la partition. Mais, alors que toute note en dehors de la partition est considérée comme fausse, l’erreur en improvisation est d’un autre ordre ; à part l’erreur technique ou l’erreur de code, plus ou moins facilement repérable, il s’agit plus de maladresses, d’approximations, d’égarements – c’est-à-dire perte de fil conducteur – dont les critères sont avant tout qualitatifs et subjectifs.

La crainte de l’erreur, souvent héritée de la crainte de la fausse note, peut paralyser les premiers pas en improvisation ; pour la dépasser, il est nécessaire de se concentrer sur ce qu’on désire faire, plutôt que sur les erreurs que l’on pourrait commettre.

Outre la compétence des codes (s’il y en a), l’improvisation musicale est directement en prise avec la maîtrise instrumentale ou vocale. En effet, à part quelque rares lapsus ou trait de génie, on ne peut improviser que ce que l’on est capable de réaliser avec son instrument ou sa voix. Un conflit apparaît entre ce que l’on désire jouer et ce que l’on peut jouer. Une bonne technique est une condition pour improviser avec aisance ; elle contribue directement à donner des idées, même si, à l'occasion, une improvisation sur deux notes reste parfois plus convaincante qu’un étalage bavard ou prétentieux.


INVENTER AVEC SES PROPRES LIMITES

Improviser, c’est avoir la capacité d’inventer de la musique, et que l’on peut traduire par : imagination, souffle, verve, force de conviction et confiance dans ses propres capacités.

Une créativité vivante joue avec des éléments apparemment négatifs : le chaos, le doute, l’erreur, la maladresse, l’absence de tout système – non pour s’y complaire, mais pour les intégrer de manière dynamique et pour les transformer en point de vue. Ainsi, la connaissance de ses propres limites aide à cadrer son inventivité : une limite qui apparaît comme un obstacle insurmontable à un improvisateur débutant peut se transformer en puissant moteur de l’imagination, qui n’a plus à vagabonder dans tous les sens, mais qui doit se déployer à l’intérieur d’un cadre. Il s’agit de tirer le meilleur parti de ce qu’on sait faire, et non se lamenter sur ce qu’on n’arrive pas à faire.

En éliminant très rapidement les idées qu’on sait ne pas pouvoir réaliser, on peut alors pleinement se concentrer sur l’action. Contrairement à ce que l’on croit souvent, ce n’est pas le manque d’idées qui aboutit à l’épuisement, mais plutôt le surplus d’idées, le télescopage sans queue ni tête et la fuite en avant.


TROUVER LE FIL CONDUCTEUR

Une improvisation qui cherche à dépasser l’expérimentation pure ou le défoulement expressif – fut-il sincère et authentique – afin de viser une véritable qualité musicale, fait appel non seulement à l’imagination et au culot, mais à d’autres qualités comme le sens du développement, celui de la durée, des proportions, de la construction, l’avance d’une pensée musicale cohérente selon un axe ou un fil conducteur, la faculté de focaliser son attention, de se concentrer, de concentrer ses idées. La contrainte agit paradoxalement comme le facteur de liberté, qu’elle soit une limite donnée au départ par les circonstances, par les partenaires, par ses propres capacités ou qu’elle soit un choix délibéré.


LES PARADOXES DE L’IMPROVISATION

L’improvisation soulève parfois une certaine perplexité, car il s’agit d’un domaine relatif – domaine de relations et non d’affirmations catégoriques. Des attitudes qui semblent s’exclure les unes des autres coexistent de manière dynamique, leur contradiction apparente créant une tension féconde. Voici quelques exemples de tensions qui peuvent être mises en jeu dans l’improvisation :

  • Une activité logique, cohérente et un jeu instinctif, une méditation en action.
  • Développer une volonté et lâcher prise.
  • S’engager personnellement dans l’action, mettre en jeu son histoire musicale et prendre une distance par rapport à l’action, que ce soit par l’écoute ou par le jugement esthétique.
  • Construire un discours, avancer, viser le lointain et s’ouvrir complètement au moment présent.
  • Restituer des séquences d’actions connues, des gestes, des clichés et capter l’intuition, jouer le son de la surprise.
  • S’exprimer en groupe et s’exprimer comme individu.

Ces paradoxes témoignent de la variété, de la richesse et de la complexité du domaine de l’improvisation. Grâce à elle, à tout moment, de nouvelles musiques prennent le risque de s’inventer.

Par Jacques Siron

Du même auteur : La partition intérieure. Un ouvrage très documenté abordant le domaine de l’improvisation à travers ses différents axes : son, rythme, mélodie, harmonie, développement, jeu en groupe, etc.

À consulter : Apprendre l'improvisation (interview)


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