ANALYSE MUSICALE



JEAN-SÉBASTIEN BACH, SES ÉCRITURES ET SA GRAMMAIRE

Jean-Sébastien Bach est l'un des plus savants musiciens de l'histoire de la musique, peut-être le plus savant. Sa science de la composition, sa capacité d'invention et surtout de combinaison, tiennent du prodige. Il aurait pu être un mathématicien de génie, mais le compositeur s'est trouvé à un carrefour dans lequel différentes traditions musicales se réunissaient. Sa force créatrice peut se résumer à son esprit de synthèse, d'une rare puissance, et qui a su capter les différents types de langages musicaux pour en faire sa propre grammaire de leur combinaison.


SON FONDEMENT : LE CONTREPOINT

Le fondement de la grammaire musicale de Bach, c'est le contrepoint. On pourrait dire que c'est là sa langue maternelle, sa façon naturelle de parler. Bach est l'héritier de toute la tradition polyphonique européenne. Une mélodie, pour lui, n'est jamais seule, elle en engendre d'elle-même une ou plusieurs autres indépendantes et complémentaires. La pensée musicale de Bach se présente toujours, et de la manière la plus spontanée, comme une polymélodie, une structure combinatoire où les lignes musicales gardent toute leur indépendance mélodique.

Cette "articulation musicale" est particulièrement sensible dans ses grandes œuvres polyphoniques : ses grandes fugues, en premier lieu. Toutefois, le contrepoint constitue chez le compositeur ce qu'on pourrait appeler le « degré zéro » du style ; lorsqu'il ne songe pas au style, lorsqu'il ne manifeste pas d'intention particulière, le contrepoint semble se dérouler tout seul sous sa plume, entrelaçant des voix sans effort. La richesse de la musique de Bach tient d'abord à cela.

Son tissu musical est compact et dense. Chaque voix intermédiaire y chante une mélodie complète et indépendante, même celle qu'à l'audition on a peine à entendre dans la masse d'un ensemble vocal ou orchestral complexe. Pas une seule fois dans son immense production, on ne le surprendra à un accompagnement de simples accords plaqués (à moins qu'il ne le cherche pour une raison expressive), à des batteries rudimentaires, à des voix intermédiaires ternes et sans intérêt.


UNE VIRTUOSITÉ ÉTOURDISSANTE ET NATURELLE

La virtuosité de Bach dans le domaine du contrepoint est étourdissante. Il semble capable de « combiner » n'importe quelle mélodie avec une autre, ou avec elle-même, sans limites. Prendre un thème de cantique, lui composer une basse ; faire de cette basse un thème de chaconne en lui superposant successivement cinq mélodies de rythme et d'esprit différents ; allier l'une à l'autre, ou trois ensemble, et changer ; extraire de chacune d'elles un contresujet qui devient thème à son tour et engendre de nouveaux contrepoints ; reprendre l'un ou l'autre en renversement ; mêler, brasser, ajuster tous ces frères, cousins, neveux et alliés, homogènes par filiation et hérédité, mais prodigieusement divers, car l'imagination de Bach est inépuisable, dessinant ici un tour de force de technique musicale ou là un « chef-d'œuvre » du bon ouvrier qui va jusqu'au bout de son savoir-faire.

La solution des plus difficiles problèmes de contrepoint est « nature » chez le compositeur. Elle ne sent ni l'effort, ni la difficulté. Cette faculté combinatoire du génie de Bach est déterminante, non seulement parce qu'elle caractérise son style et fait de lui l'auteur des plus somptueuses fugues jamais composées, mais parce qu'elle assure la liberté de sa pensée musicale et les moyens expressifs dont il veut disposer. Ainsi, il peut commenter n'importe quelle mélodie à l'aide d'une autre, d'un caractère expressif plus marqué. Il peut allier n'importe quel thème à n'importe quel autre pour que, de leur contraste ou de leur union, quelque chose surgisse. Il peut faire par exemple trottiner un chœur de flûtes ou une viole de gambe le long d'une austère mélodie de choral et suggérer par là quelque chose que ne dit pas le chanteur qui capte notre attention. Bach n'a besoin d'aucune insistance harmonique, d'aucun effet appuyé dans le domaine de l'intensité sonore ou de l'impulsion ; c'est par le contrepoint qu'il exprime ce qu'il veut dire. Le compositeur est donc d'abord l'héritier de la longue tradition polyphonique occidentale.


BACH, À LA CROISÉE DES CHEMINS

Au début du 17e siècle, la musique occidentale élabore un autre langage  : celui de l'harmonie et de la basse continue, c'est-à-dire un langage qui considère la superposition des voix dans leur simultanéité, accord par accord ; synchrone, dirions-nous aujourd’hui — et non plus diachroniquement, dans le déroulement parallèle des voix dans la durée.

La grande révolution du 17e siècle, c'est aussi la réduction de la structure sonore à une mélodie accompagnée par une basse, mélodique aussi, complétée par les accords frappés d'un instrument à clavier. Bach emploie bien entendu la technique de la basse continue tout au long de son œuvre. Toute sa musique de chambre, l'essentiel des parties vocales de ses cantates relèvent de ce type d'écriture, qui libère la mélodie soliste et permet l'envol du chant affranchi de la contrainte pour ainsi dire « sociale » d'un complexe de voix contrepointées.

L'originalité essentielle du style de Bach, c'est d'être à la croisée de ces deux chemins. Des hommes comme Luily, et d'une autre manière Vivaldi ou Haendel, « pensent » la musique verticalement ; seule la mélodie principale se meut chez eux dans la durée ; son harmonisation est pensée synchroniquement, en fonction de l'efficacité immédiate de l'accord. Au contraire, les grands polyphonistes du 15e ou du 16e siècle, Josquin des Prés, Victoria ou Palestrina, créaient dans la durée, la totalité simultanée des voix dont ils conduisaient l'entrelacement. Or Bach pense « à la fois » dans les deux systèmes et c'est l'origine de l'extraordinaire efficacité de son langage musical.

Virtuose du contrepoint, c'est-à-dire toujours à l'affût de la « perspective » que dessinent des mélodies au long de leur déroulement dans le temps, il ne perd jamais de vue le résultat produit dans l'immédiat par la superposition des notes saisies dans leur simultanéité. Ses accords verticaux accroissent leur richesse de ce que, chaque note étant horizontalement « en situation », le compositeur se permet des audaces harmoniques qui seraient insupportables si le mouvement des voix ne les entraînait dans son courant. La dynamique de sa polyphonie n'est jamais désincarnée, car toujours le sentiment de leur collusion dans l'instant raccroche les sons, les retient, et permet à leur rencontre des effets d'une intensité parfois dramatique.

Jean-Sébastien Bach se situe, techniquement, à la croisée de deux langages. Il a su miraculeusement tirer sa force et son originalité de la synthèse de deux tendances apparemment irréductibles. Cela explique que le compositeur n'ait pas d'héritier musical direct. Sa synthèse est unique, parce qu'elle ne pouvait se faire qu'entre 1700 et 1750. L'évolution de l'esthétique musicale la rendait impossible ultérieurement et, déjà à la fin de sa vie, Bach était incompris et « dépassé » aux yeux de ses contemporains. Son fils Friedemann, si proche de son père par la pensée musicale, sera déchiré par l'impossibilité de réaliser un idéal esthétique anachronique.

Une œuvre de Bach a toujours deux dimensions. Elle ressemble à ces tableaux flamands que l'on peut déchiffrer à deux distances. À la première distance on admire les lignes, les masses, les proportions, la lumière, les figures, le dessin. Ainsi l'on écoute une cantate ou La passion selon saint Matthieu comme on regarde, à deux mètres, le portrait de "Giovanni Arnolfini et de son épouse" par Van Eyck. Mais si l'on s'approche, on aperçoit, dans le miroir derrière les époux, tout un monde en miniature, comme un tableau à l'intérieur du tableau et qu'à deux mètres on ne distinguait pas. Ainsi un choral, une cantate de Bach possèdent-ils une deuxième dimension, plus difficile à saisir, mais qu'il faut de toute nécessité au moins entrevoir, faute de quoi la portée même de l'œuvre se trouve faussée.


UN VOCABULAIRE À « CLEFS »

Jean-Sébastien Bach utilise un langage symbolique, une sorte de vocabulaire à clefs, dont il use avec une régularité et une constance sans faille. On peut affirmer que, lorsqu'il met en musique un texte — et c'est presque toujours un texte religieux —, Bach ne laisse jamais passer une idée, une image ou un mot important, sans en donner musicalement une transcription symbolique. Il possède tout un arsenal de procédés d'écriture musicale (mélodiques ou harmoniques), qui lui permettent à tout instant de modifier la marche du déroulement de la musique, de l'infléchir, et de traduire ainsi l'image contenue dans le texte qu'il transcrit musicalement.

Rien n'est plus étonnant que la lecture de certains manuscrits de Bach, où on surprend le cheminement même de sa pensée. Tel fragment du petit Magnificat pour soprano, par exemple : Bach allait conclure une phrase ; la cadence finale était écrite ; mais soudain il s'avise qu'un mot n'a pas été traduit. Il barre la cadence, et rallonge l'air de trois mesures à seule fin de traduire par une guirlande ascendante mâchtig ist (car il est puissant) puis il retombe sur la cadence, et conclut sans plus tarder. Ces trois mesures sont, musicalement, inutiles : mais un mot manquait ; l'œuvre, musicalement close, n'était pas achevée tant que le sens des mots n'était pas transcrit.

Un tel procédé serait peut-être négligeable s'il n'était pas absolument systématique. Or, il l'est. On trouve, par exemple, dans les Passions, cinquante-sept exemples d'expressions telles que : « il alla, il partit, il se leva », etc. Cinquante et une fois, Bach emploie le même motif mélodique ascendant. Sur plusieurs centaines d'exemples des mots « mourir, mort », tout au long des deux cents cantates, des oratorios et des Passions, Bach ne semble pas en avoir laissé passer un seul sans qu'un accord de septième, diminuée, une fausse relation harmonique, une chute brutale de la voix vers les profondeurs, ne viennent marquer la phrase par sa dissonance ou son inflexion dramatique.

Il est exclu que l'on puisse seulement énumérer ici ce qu'on pourrait appeler le « lexique musical » de Bach, mais on peut en définir les deux grandes directions. Il y a d'abord un vocabulaire symbolique d'images abstraites, dont il se sert de manière à peu près automatique, on pourrait presque dire stéréotypée : « aller », « monter », se traduit par une ligne ascendante ; « accompagner », par un canon ; l'interrogation, par un accord sur la dominante, etc. Il y a d'autre part un vocabulaire expressif, plus varié, plus riche, et qui influe davantage sur le déroulement de la musique. La mort, le mal, la joie, la souffrance, ont chacun plusieurs modes d'expression, tous efficaces, et parfois pathétiques.

Par ailleurs, de récentes recherches tendent à démontrer que la symbolique des nombres a eu sur l'organisation des œuvres de J.S. Bach un effet très important. Certains chiffres (3, 7, 12...) et d'autres, liés à la personne même du compositeur, apparaissent à une fréquence qui laisse songeur (14 = B.A.C.H. ; 41 = J.S. Bach). N'est-il pas frappant que le thème du choral « Je m'avance devant ton trône » écrit par Bach sur son lit de mort et qui de 32 notes ait été rallongé grâce à des notes de passage jusqu'au total de 41 ?

Bach est ainsi à la fois un architecte de la musique et un miniaturiste. Mais la force de son discours musical, la puissance de son invention mélodique sont telles que ces inflexions et ces intentions expressives sont toujours parfaitement intégrées. Ce qui aurait pu être une mosaïque de notations juxtaposées est emporté par l'ampleur de la conception d'ensemble et par la précision de sa démarche musicale, procurant au passage des effets prodigieux grâce à la maîtrise absolue de tous les moyens techniques et expressifs dont disposait sa science musicale infaillible.

Philippe Beaussant
(source : Histoire de la musique – Ed. Fayard)


À PROPOS DE PHILIPPE BEAUSSANT

Disparu en mai 2016, Philippe Beaussant était entre autre un musicologue spécialisé dans le domaine de la musique baroque et auteur de plusieurs ouvrages sur cette période. Fondateur du Centre de musique baroque de Versailles, Philippe Beaussant a été membre de l'Académie française et de l’Académie Charles-Cros.

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