LES QUESTIONS DU CANDIDE



JOUER DANS UN GROUPE DE MUSIQUE, LA PLACE DU LEADER ET DES IDÉES

Cette page est la suite de JOUER ET MONTER UN GROUPE DE MUSIQUE, RÉPÉTITION ET AUDITION.


ORGANISATION D'UN GROUPE SANS LEADER

Pouvez-vous nous expliquer la différence de fonctionnement entre un groupe qui possède un leader et celui qui n'en a pas ?

Généralement le leader du groupe est le membre le plus actif. C'est souvent la personne la plus impliquée puisque c'est souvent elle qui apporte les compositions, l'esprit du groupe, voire le professionnalisme… Sans une certaine organisation, toute création de groupe finit par échouer. Pour être organisé, il faut bien sûr connaître les tenants et les aboutissants. Une bonne façon d'agir est de constituer le groupe de façon progressive. Un duo qui s'entend bien peut déboucher par la suite sur un trio et ainsi de suite.

Dans un groupe sans leader, il faut savoir partager, suggérer plutôt que d'imposer sa vision, ses idées, même si l'on croit quelles sont indispensables. L'humilité doit d'être présente sans que forcément vous deveniez un être effacé, transparent. Chaque membre du groupe doit jouer à l'équilibriste pour que les désirs, les objectifs de chacun puissent cohabiter et exister au mieux. Suivant les groupes, cela peut prendre du temps pour qu'un équilibre ou un semblant d'équilibre voie le jour. Mais sans équilibre de part et d'autre, point de salut, alors !

À l'évidence, considérez, dès le départ, que votre parcours ne sera pas jalonné d'une mais de plusieurs aventures musicales. Cette vision, souvent constatée dans le parcours des musiciens amateurs comme professionnels, témoigne de la difficulté à mettre en œuvre chaque projet musical.

Si je vous suis bien, pour former un groupe qui dure, sans organisation, c'est impossible ?

Pour qu'un groupe fonctionne, il ne doit pas reposer sur un assistanat quelconque. Au sein du groupe, chacun doit prendre sa part de responsabilité. Chaque membre occupe une place précise et si l'un d'eux manque à son devoir, c'est aussitôt l'équilibre du groupe qui vacille. C'est donc du côté de l'exigence que se trouve la véritable difficulté. Cette difficulté peut naître à tout instant, au cours des répétitions, sur scène, dans un changement de mode de vie… Les raisons ne manquent pas.

Dans quelle mesure le côté 'rock-star', le côté capricieux des musiciens intervient-il ?

Pas plus que dans d'autres domaines artistiques, voire moins que dans d'autres ! C'est une idée assez répandue que l'histoire de la musique relaye souvent. Il ne faut certainement pas généraliser ce que les médias reprennent parfois à bon compte. Monter un groupe, ce n'est pas forcément rechercher la célébrité, ni courir après l'argent, mais plutôt posséder beaucoup de motivation, de curiosité et un certain goût pour l'aventure. Bien sûr, l'argent est le nerf de guerre dans la musique comme ailleurs. C'est lui qui permet d'acheter du matériel, qui aide à concrétiser des projets, des ambitions, mais sans motivation, sans objectif précis, quand s'installent le doute ou les rivalités, l'argent n'y fait rien. Bien au contraire, il alimente les dissensions et divise les forces. Si ce que vous recherchez dans la musique est la joie, l'épanouissement, répéter en harmonie quelques morceaux qui tournent bien est déjà très enrichissant !


LE LEADER

Comment devient-on le leader d'un groupe de musique ?

Contrairement à la musique classique qui est compartimentée, hiérarchisée, la musique moderne comme le jazz ou le rock est plus libre… ce qui n'exclut pas certains codes. Chez les ados, jouer en groupe est souvent une affirmation de soi. Le leader se transforme souvent en 'Leaders' au pluriel. Chacun ayant une volonté farouche de tirer la couverture à soi pour épater les autres ou pour démontrer qu'il a l'âme d'un chef !

Pour devenir un leader, posséder un talent de communication est essentiel. Le leader doit avant tout montrer la voie. Il doit être l'exemple à suivre et indiquer par son attitude une certaine forme de discipline. En étant le meneur, il doit pousser les autres musiciens à se surpasser, tout en sachant pardonner leurs erreurs de conduite. Surtout, il ne doit pas fermer la porte aux suggestions émises par les membres du groupe, sinon le leader aura toutes les chances d'être pris pour un tyran ! (rires)

Finalement, le leader, c'est le gourou du groupe ?

Exactement. C'est lui qui apporte la philosophie, la conduite à tenir. Il doit soutenir le moral quand les autres membres doutent d'eux, de leur compétence. Il ne doit jamais laisser personne dans l'ombre. De lui, dépend l'équilibre du groupe.

Quels sont les pièges qu'il doit éviter ?

Le leader d'un groupe doit apprendre à jauger, à évaluer les possibilités techniques de chaque membre et donc choisir les musiciens suivant certains critères, ce qui, au départ, n'est pas toujours facile. Parfois, les musiciens sont intimidés ou pudiques. Ils ne laissent pas entrevoir lors des premières répétitions toutes leurs possibilités. Il leur faut du temps pour se libérer et donner le maximum d'eux-mêmes. Généralement, les musiciens ne cherchent pas à devenir des vedettes. Sur scène, avoir une poursuite braquée sur soi peut être intimidant et faire perdre ses moyens…

D'autre part, le leader ne doit pas posséder une personnalité trop écrasante, sinon l'ego des autres musiciens risque d'en souffrir. Le leader doit être capable d'aménager des moments où chaque musicien pourra s'exprimer librement. Le choix des morceaux est donc essentiel. Tous les morceaux de musique ne sont pas propices à mettre en avant un batteur ou un bassiste. Ces musiciens-là sont fréquemment cantonnés au rôle unique d'accompagnateur. Ce n'est ni un bien, ni un mal, mais c'est ainsi ! Aussi, quand un répertoire peut glisser d'heureuses surprises, comme celui de présenter la mélodie de certains morceaux en utilisant des instruments inhabituels, comme la basse, le tuba ou le violoncelle, par exemple, c'est très bien ! Cela peut même déboucher sur des idées très originales et provoquer des orientations musicales toute nouvelle... Quand je vous dis qu'en musique, il faut oser !


Quelle est la différence entre un chef d'orchestre et un leader ?

Le chef d'orchestre est celui qui dirige les musiciens. C'est lui qui donne un 'sens' à l'interprétation des œuvres écrites. Il devient indispensable dès que le nombre des musiciens devient important…

Et le leader ?

Le travail du leader est cependant plus diversifié. En plus de conduire les musiciens, de donner des orientations, il joue avec eux et c'est souvent lui qui compose les morceaux. Bien sûr, il arrive parfois que celui qui dirige n'ait pas l'âme d'un mélodiste ou d'un auteur, mais plutôt celle d'un organisateur né. Dans ce cas, les compositions proviennent des autres membres du groupe, plus rarement de l'extérieur…

Pour quelle raison ?

Pour le groupe, c'est une façon de préserver sa personnalité et son identité. Vous aurez certainement remarqué que tous les grands groupes, ceux d'hier comme ceux d'aujourd'hui, ont toujours recherché un son, une marque de fabrique identifiable dès les premières notes. Parfois, cela vient très vite, au bout de quelques répétitions, de quelques mois. La qualité des compositions et les idées sont là, comme par magie... Mais le plus souvent, avoir un 'son identifiable' demande beaucoup de temps. Même des années. Les changements de personnel ne sont pas rares, et quand ils deviennent trop importants, c'est signe que la 'maturité' du groupe fait défaut.

Pourtant, dans la musique jazz, le changement de personnel semble montrer le contraire ?

Je faisais référence au rock et à son histoire et non au jazz en disant cela. Dans le jazz, les priorités ne sont pas les mêmes. Généralement, quand un musicien de jazz accède à une certaine notoriété, il le doit à son parcours personnel, à ce qu'il a apporté du point de vue technique ou inventif, par exemple. Bien souvent, derrière la notion de groupe, le jazzman cache des ambitions parfois cachées et solitaires…

Le recours au star-system est souvent dénoncé quand un jazzman l'utilise. La réussite commerciale, la facilité, sont des mots du vocabulaire qu'il redoute, car la plupart du temps, ils se retournent contre-lui. Ils ne correspondent pas à l'image que s'en font les gens. La musique jazz, à cause de son passé, du parcours de ses grands interprètes, n'est pas une musique qui baigne dans le pognon. C'est comme une fatalité qui la suit partout où elle essaye de se frayer un chemin ! Le pianiste Herbie Hancock est un bon exemple du jazzman qui a renoncé à l'exercice d'un jazz pur pour s'aventurer dans la musique à fric et il l'assume. D'autres ont fait de même. Miles Davis est le rare contre-exemple qui a su mettre des limites à cet exercice-là. Mais tout le monde n'est pas Miles Davis ! (rires)


LE CHEF D'ORCHESTRE

Pour revenir au chef d'orchestre classique, si celui-ci manque à l'appel, que se passe-t-il ?

C'est la 'pagaille'… non, je plaisante ! Sans chef d'orchestre, les musiciens deviennent forcément plus attentifs à ce qu'ils jouent. Ils s'organisent. Généralement, un musicien est alors chargé de prendre la direction. Le premier violon, qui est souvent le 'sous-chef' de l'orchestre, se charge de la 'besogne'... Mais ce cas de figure arrive rarement, fort heureusement... En revanche, à l'époque de la musique baroque, le premier violon ou le claveciniste était désigné pour diriger. Ensuite, quand l'effectif est devenu plus important et les partitions plus complexes, la présence d'un chef d'orchestre est devenue indispensable.

Comment dirige-t-il les musiciens ?

Certains dirigent avec la baguette, d'autre sans. Question de feeling. La baguette offre une meilleure visibilité et une plus grande précision dans les mouvements de la main… Chaque geste possède une signification particulière. Avec la main droite, le chef d'orchestre bat la mesure. Il imprime le tempo et bat la pulsation pour que les musiciens arrivent à jouer ensemble.

Sinon, ils en seraient incapables ?

De jouer ensemble ?

Oui.

Dans un grand orchestre, la maîtrise du tempo est essentielle. Tout le monde doit suivre à la même cadence rythmique. Pour s'en rendre compte, il suffit d'observer le pupitre des violons. Vous verrez que le mouvement des archets est parfaitement à l'unisson quand ils jouent les mêmes notes…

Et à quoi sert la main gauche ?

La main gauche sert à marquer le départ des différentes parties de la partition, les nuances qui l'accompagnent, mais également les points d'arrêt et de départ des instruments. Quant à l'expression de l'œuvre, elle s'articule autour des mouvements et de la posture du chef d'orchestre… Il est évident que les répétitions jouent un rôle essentiel. Les musiciens doivent comprendre et retenir tous ces gestes porteurs d'indications. La bonne coordination de l'ensemble dépend du tempérament du chef, de son caractère et de son aptitude à transmettre les informations de façon intelligible.

Sans pénétrer dans son aspect technique, comment se présente une partition de chef d'orchestre ?

Contrairement aux musiciens qui ont face à eux seulement les notes qu'ils doivent jouer sur leur instrument, la partition du chef d'orchestre recueille les écritures de tous les instruments de l'orchestre. Sur chaque page, sont alignées verticalement toutes les portées nécessaires à l'exécution de l'œuvre : violons, violoncelles, hautbois, cors, trompettes, etc. La page peut donc être constituée d'un nombre impressionnant de portées.

Et il doit lire toutes les portées en même temps ?

Le chef d'orchestre doit être capable d'appréhender l'œuvre dans sa globalité. C'est très difficile. Généralement, au départ, il fait travailler les musiciens par section. La conduite de la partition, son exécution, c'est un peu comme le déchiffrage d'une partition pour piano, les passages difficiles sont répétés de telle à telle mesure, jusqu'à la perfection… Le résultat final dépend essentiellement de la fréquence des répétitions et de leurs durées.


ORGANISER ET RÉPÉTER UN MORCEAU

Dans un groupe, existe-t-il des règles à observer avant de choisir un morceau et de l'interpréter ?

Le 'premier réglage', si je peux dire, consiste à évaluer la difficulté de chaque morceau. Autant commencer par un morceau techniquement facile avant de passer à un niveau supérieur, surtout lors des premières répétitions. De leurs qualités dépendent souvent l'envie de continuer ou d'arrêter... Si un musicien vient d'intégrer la formation, celui qui dirige doit en tenir compte. Comme je l'ai déjà précisé, un temps d'adaptation est nécessaire pour se libérer. Alors, quand un musicien est nouveau, autant ne pas lui mettre de pression supplémentaire...

Pour qu'un groupe trouve son équilibre, le leader doit tenir compte du niveau technique de chacun et non pas se baser sur le sien ou sur des choix dictés par le prestige ou des ambitions démesurées. Si celui-ci oublie la cohésion de l'ensemble, les musiciens déserteront et iront voir ailleurs !

Et ensuite…

Ensuite, il faut déterminer le ou les supports sur lequel il faut travailler… Avec ou sans partitions ? Avec des grilles d'accords… ou seulement en s'appuyant sur quelques idées mélodiques ?

Si travailler avec une partition conduit à un résultat rassurant, il pose le problème de la spontanéité. Excepté les nuances d'interprétation, le résultat sonore global sera toujours le même. En revanche, l'utilisation des grilles offre une marge de liberté plus grande… Évidemment, face à un big band de jazz, la partition est nécessaire, à moins de vouloir se lancer dans une belle cacophonie (rires)…

Fondamentalement, ce n'est pas la musique qui l'impose, mais le nombre de musiciens. C'est pour cela qu'un grand orchestre demande toujours beaucoup de discipline pour fonctionner correctement... Dans un big band, les musiciens sont regroupés par section : trompette, trombone, saxophone... afin de faciliter la mise en place du morceau et de rendre le discours musical plus intelligible.

Chez les professionnels, chez ceux qui courent après le 'cachet', savoir lire une partition est obligatoire. Ils doivent être capables de faire face à toute éventualité, alors que dans un cadre amateur, la façon d'aborder un morceau est plus aléatoire. La partition ne s'impose pas forcément. Ce qui compte, c'est le résultat final...

Jouer avec une grille permet déjà d'avoir un support harmonique en commun. C'est pratique. Il faut bien sûr connaître son langage, ses codes. Cela peut suffire pour faire un 'bœuf'. Il est facile d'imaginer des musiciens jouant ensemble une grille de blues. Cependant, quand l'orientation musicale se veut plus stricte, moins évasive, moins 'récréative', la grille d'accords manque de précision. C'est là que les écritures jouent un rôle important. Par exemple, elles sont capables d'affiner les détails d'un passage entre deux guitares, d'une basse avec un piano ou de dessiner avec précision le travail des voix...

Il existe des tas de façon d'utiliser les écritures et de les distribuer. On peut écrire une partition pour tous les instruments ou pour seulement deux ou trois ; pour la totalité du morceau ou à des endroits précis. Tout dépend du style et des objectifs que se sont fixés les musiciens… Un compromis entre écriture et grille peut se révéler très intéressant en laissant, par exemple, des plages de liberté pour improviser. Beaucoup de musiciens de jazz et de rock travaillent ainsi.

Vous évoquiez tout à l'heure, les idées mélodiques…

Oui. C'est le troisième cas de figure. De nombreux groupes construisent leurs morceaux de cette façon-là. C'est une façon intéressante de créer la musique en collectif… Cela nous ramène finalement aux origines de la musique, bien avant les écritures... Mais la tâche est difficile, car elle demande une authentique communication où l'idée doit se partager sans compromis.

Les musiciens d'aujourd'hui ont souvent un ego et un individualisme trop développés. Les projets ont plus de mal à aboutir... La société de consommation est très habile à fabriquer des images, des rêves qui accentuent de tels comportements… Quand la discorde s'installe, quand les tensions se multiplient, quand les objectifs ne sont plus les mêmes, il n'existe plus qu'une seule issue… la dissolution. Le divorce est consommé et chacun rentre chez soi… C'est là que l'on prend conscience que l'aventure musicale est d'abord une aventure humaine !

Dans un groupe sans véritable leader, il est préférable que cela ne soit pas toujours le même qui apporte les idées. Ou alors, celles-ci doivent être débattues et consolidées par les autres membres du groupe. L'émulation des idées, c'est ça l'essentiel ! Et cela ne peut exister qu'à partir du moment où l'on est prêt à partager. Il suffit parfois d'un détail pour que tout bascule du négatif dans le positif.


Sans idée, un groupe ne pourrait pas alors fonctionner ?

Si leur façon de penser la musique, d'organiser les répétitions est axée autour de la création, il est nécessaire que l'idée puisse exister et puisse se propager librement à l'intérieur du groupe. Mais tous les groupes n'ont pas pour priorité de composer. Certains reprennent des standards, des tubes qu'ils adaptent suivant leurs niveaux de compétence. C'est une autre façon de vivre la musique de l'intérieur, de s'épanouir avec elle…

C'est le cas des orchestres d'animation…

Pas toujours, car la plupart le font pour des questions alimentaires et non par goût. Cependant, beaucoup de musiciens trouvent là un plaisir suffisamment satisfaisant pour ne pas aller chercher plus loin, même s'ils savent que la musique est toujours plus motivante quand elle est reliée à l'acte créatif. Quand les questions alimentaires sont au centre des débats, les objectifs musicaux et les objectifs de carrière passent souvent en second plan...

Regardez celui qui fait la manche... À part quelques-uns plus chanceux, combien d'autres chantent ou jouent dans de bonnes conditions, à l'abri du froid, dans une salle chauffée, avec un repas chaud à la clé ? L'équilibre d'une société moderne se voit toujours par le nombre de musiciens qu'elle sème dans la rue. Le métier d'artiste est le premier à payer cher les insuffisances du système économique ! Pour l'homme politique où l'homme responsable, l'économie de marché, c'est le baromètre à observer, et pour l'artiste un fléau dont il se passerait volontiers.

Comment les musiciens classiques vivent-ils cela ?

De beaucoup moins haut que par le passé. Aujourd'hui, la crise touche tous les musiciens, même ceux qui ont des diplômes en poche et des portes ouvertes devant eux. Le métier de musicien ne se vit plus de la même façon que par le passé. Il faut faire preuve d'initiative et avoir de l'endurance, surtout quand l'avenir est aussi fragile qu'un château de cartes.

Et leur rapport avec la création ?

La création est l'épicentre de la musique. Le musicien classique qui interprète à tour de bras des partitions est toujours en face d'un acte créatif fini, qui ne se poursuit plus, déterminé à l'avance par le compositeur.

Peut-on alors imaginer l'interprétation comme un acte créatif ?

Fondamentalement, l'acte créatif naît dans l'instant, dans les moments où notre pensée est libre de toute attache. Il s'oppose donc à la notion d'écriture, puisque celle-ci met notre imaginaire à l'arrêt et notre liberté en sommeil... Mais je ne peux blâmer ceux qui assimilent l'interprétation à un acte créatif. Il est difficile d'être au contact de la musique et de penser que l'on joue sans imagination. C'est très frustrant !...

Il est toujours possible d'intellectualiser l'acte créatif, de l'analyser, voire de s'émerveiller devant telle ou telle trouvaille mélodique et harmonique, mais le vivre de l'intérieur, naturellement, en toute liberté, c'est quelque chose de tellement profond qu'il est difficile de trouver les mots capables de l'expliquer. C'est là, une différence essentielle que quelques grands interprètes classiques reconnaissent volontiers...

Quand le musicien est un fonctionnaire de la musique, quand la partition devient son maître, il dépend d'elle et c'est elle qui instruit en grande partie sa technique et ses émotions. Celui qui interprète une œuvre difficile de Liszt est en face de la technique et des sentiments voulus par Liszt. Il n'est pas en face de ce qu'il est, de ce qu'il ressent naturellement, là, au moment présent. C'est un être dépendant qui s'est instruit et construit musicalement durant des années autour de plusieurs axes disciplinaires dont il n'a pas toujours mesuré la portée au moment des faits. Multiplier la musique de Liszt à l'infini, ce n'est pas abonder vers un acte créatif... c'est tout le contraire ! Vivre la musique sous la contrainte d'une technique, d'un savoir, sont des pièges auxquels se soumettent un trop grand nombre de musiciens et d'enseignants. C'est la fameuse 'course à la technique', à l'élite...

La musicalité prend ses distances !

Exactement. La musique est devenue tellement compliquée que la plupart de ses pratiquants oublient ce que signifient jouer une mélodie toute simple. Si la plupart du temps, la prise de contact avec l'œuvre est là, toute proche, de nombreux musiciens distillent leur énergie dans des œuvres souvent trop 'cérébrales' et ennuyeuses... Le mode d'emploi, qui nous grisait, prend alors ses distances. L'interprète nous quitte et va s'enfermer dans son monde. C'est généralement cet équilibre-là qui fait défaut à de nombreuses musiques...

Keith Jarrett, pourtant brillant pianiste de jazz, eut un jour comme un déclic. Il voulait arrêter le piano et se remettre au saxophone pour avoir compris la dérive qu'il entretenait avec son instrument fétiche... Il voulait reprendre contact avec le lyrisme de la mélodie et oublier le déluge des notes harmoniques. Pourtant, après réflexion, il ne l'a pas fait. Comme quoi quand les habitudes sont prises, bonnes ou mauvaises, celles-ci sont tenaces !...

Pour conclure, quels sont les derniers conseils que vous donneriez à un jeune musicien qui souhaite jouer ou monter un groupe ?

Je pense avoir abordé tous les points essentiels de la question… Vu de l'extérieur, cela paraît simple, parce que les histoires internes des groupes n'ont que peu de saveur. Les gens ne retiennent que l'image superficielle, comme celles relayées par la télévision, la presse ou Internet.

Pour un ado ou un jeune adulte, jouer dans un groupe comme on consomme un McDo, c'est comme un jeu, un passe-temps, une façon de s'extérioriser… Les enjeux sont sans risques. Cela se corse vraiment quand la musique vous donne des 'ailes', qu'elle vous susurre dans le creux de l'oreille : 'Mais c'est génial ce que tu fais !', en vous transportant ailleurs, la tête dans les étoiles… Oui, la musique possède un véritable pouvoir : celui de vous faire rêver.

Si les premières expériences en groupe peuvent servir de tremplin pour des projets plus ambitieux, le plus souvent, elles vous alertent sur vos réelles capacités ou incapacités à élever votre niveau musical et à relever les défis. Tous les groupes d'ados connaissent ça : on se chamaille, on se réconcilie et on se met à imaginer l'inimaginable. C'est le premier concert, et on épate le copain ou la copine qui vient vous voir jouer… Ce sont des expériences musicales que l'on n'oublie généralement pas, même des années plus tard !… La plupart du temps, la pratique musicale en groupe s'arrête là, après quelques concerts. L'entrée dans la 'vie active' se charge de calmer les esprits un peu trop aventureux...

Aujourd'hui, nous vivons dans un monde semé d'illusion. Apprendre et pratiquer la musique à vitesse grand 'V' devient de plus en plus une façon naturelle de vouloir en prendre possession. Une telle attitude pose bien sûr de nombreux problèmes, comme celui de la consistance des acquis et du nombre croissant d'échecs. Jouer en groupe évite généralement cette dérive en nous montrant une autre voie, celle d'un apprentissage constructif où chaque élément trouve sa place légitime.

Les notions théoriques et les techniques travaillées entre quatre murs n'ont que peu de poids lorsque nous les projetons à l'extérieur. Le jeu en groupe permet de remettre de l'ordre dans cette pratique acquise maladroitement. C'est parfois difficile, mais utile. Les défauts, qu'ils soient d'ordre technique ou autres, doivent être corrigés sans fautes, sinon au bout de quelque temps la sanction tombe, et c'est l'exclusion, comme au collège !... (rires)

Entretien réalisé auprès d'Elian Jougla par W. D. Lugert  Mag. 'Musik und Unterricht' (Piano Web - 01/2011)

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