HISTOIRE DE LA MUSIQUE ET DES INSTRUMENTS



YAMAHA, DES INSTRUMENTS DE MUSIQUE AU CONCEPT COMMERCIAL


TORAKUSU YAMAHA, LE PÈRE FONDATEUR

À l'origine des grands empires, on trouve parfois des micro-événements. Comme cette panne d'harmonium qui frappe, en 1887, une école primaire de Hamamatsu, modeste bourgade située à 250 km au sud de Tokyo. Au chevet du précieux instrument, donné par des missionnaires américains, on dépêche l'horloger du coin. Troisième fils d'un astronome, Torakusu Yamaha, 35 ans, a appris à réparer les montres et le matériel médical.

© Yamaha - Torakusu Yamaha

L'harmonium américain le passionne tellement qu'il en construit un, et, faute de train, trimballe à pied et à dos d'homme son prototype jusqu'à Tokyo, pour le faire valider par le nouvel Institut de musique. Le deuxième essai sera le bon. Torakusu Yamaha standardise les pièces pour massifier la production et fonde une manufacture d'orgues pour équiper les écoles primaires japonaises. Doit-il s'arrêter là ? Le contexte est bien trop favorable.

En 1853, le Japon a dû s'ouvrir au monde extérieur. Pour ne pas subir le joug des Américains, l'empereur Meiji décide dès 1868 d'emprunter certains aspects de leur culture. Il fait ainsi de la musique occidentale un facteur d'unification nationale : quelle que soit leur origine sociale, les enfants apprendront à l'école les mêmes chansons, conjuguant des harmoniques importées avec la tradition locale. La greffe gagne le reste de la société à une vitesse sidérante, ce que le musicologue Akira Tamba explique par « le haut niveau atteint par la musique traditionnelle japonaise, rendant possible la compréhension d'une autre conception musicale », et par « la disponibilité d'esprit d'un peuple qui, prisant la diversité, cultive le pluralisme et pratique le syncrétisme » (1).

La manufacture d'orgues sera partie prenante autant que bénéficiaire de ce miracle, à la durable postérité : le Japon actuel est, avec la Chine et la Corée, l'endroit où la musique classique se porte le mieux. « C'est le pays où il se vend le plus de partitions et de disques, la pratique amateur y est aussi importante qu'en Allemagne. Rien qu'à Tokyo, on compte au moins seize orchestres professionnels et cinq salles de concert d'une qualité incroyable », admire Augustin Dumay, directeur musical, à Osaka, de l'Orchestre philharmonique du Kansai (2). Mais pour obtenir ce bilan spectaculaire, il a d'abord fallu démocratiser l'accès aux instruments.

Dès 1899, Torakusu Yamaha part en Amérique étudier la conception des pianos. Un an plus tard, il fabrique son premier piano droit. Puis, en 1902, un piano à queue. La Seconde Guerre mondiale oblige brièvement la firme à se reconvertir dans les hélices d'avion : de là naîtra, en 1955, Yamaha Motor, qui évoluera séparément de sa jumelle, ne partageant avec elle qu'un logo formé de trois diapasons entrecroisés. Confrontée à la concurrence américaine, au succès croissant de la musique enregistrée et aux effets de la crise mondiale, la facture de piano européenne (Erard, Gaveau, Pleyel…), elle, amorce sa dégringolade dès les années 30.

Et n'a déjà plus les moyens de lutter quand le passage de Yamaha à la production de masse, dans les années 50, et son arrivée en Europe la décennie suivante entraînent « la multiplication d'instruments de plus en plus précis, au timbre de plus en plus homogène dans toutes les tessitures, à la tension et au mécanisme normalisés, coûtant, parce que fabriqués en très grand nombre, beaucoup moins cher que tous les autres disponibles sur le marché ».


LE PLUS GROS FABRICANT MONDIAL D'INSTRUMENT DE MUSIQUE

La modeste manufacture créée par Torakusu Yamaha est aujourd'hui le plus gros fabricant mondial d'instruments de musique (pianos, vents, percussions, cordes, etc.). Son siège se trouve toujours à Hamamatsu, 812 000 habitants, capitale des motos (Yamaha, Honda, Suzuki) et des pianos (Yamaha, Kawai, et Roland pour les claviers numériques).

Dans le hall de l'usine, située à Kakegawa, à quelques dizaines de kilomètres, trône une reproduction de l'harmonium fondateur, non loin de son descendant farci d'électronique, le Disklavier, qui « joue » tout seul La Marseillaise et du Debussy. Munis d'une oreillette qui évite à notre guide de s'égosiller, nous parcourons les allées cimentées de la ligne de production de pianos à queue CX. Les visites ne devant pas troubler un processus très minuté, personne ne lève la tête à notre passage.

Il ne fait pas bien chaud dans la vaste salle : le taux d'hygrométrie et la température sont régulés pour éviter que les pièces de bois, découpées dans la scierie de l'île de Hokkaido, travail­lent un peu trop. Les instruments circulent sur des chariots automatisés, si discrets dans le bruit ambiant qu'on leur a attribué une petite musique pour empêcher les collisions. Ici, un robot enfonce des chevilles en acier dans le sommier d'un piano ; là, un homme pourvu de gants de protection monte un jeu de cordes avec dextérité. Partout, des aspirateurs avalent la poussière avant qu'elle ne retombe.

Une fois le montage terminé, les pianos sont d'abord « joués » par des machines pour vérifier la stabilité de la mécanique ; les réglages suivants (toucher, accord, harmonisation) sont faits à la main, après un temps de repos dans des chambres spéciales, où les instruments s'adaptent au climat de leur pays de destination. Des panneaux électroniques décomptent le temps qui passe. Ce mélange de taylorisme et d'artisanat permet de produire trente pianos par jour, qui viendront équiper quelques particuliers et une majorité de conservatoires japonais, américains et européens.


PIANOS DE LUXE

Changement d'ambiance dans le bâtiment de la filière « premium », qui, d'ordinaire, ne se visite pas. On y fabrique les pianos de luxe, dont le prestigieux CFX, qui a permis à Yamaha de s'imposer, dans les concours et lieux de concert internationaux, comme un choix raisonnable face à la Rolls américaine Steinway. Ici, le temps ne (se) compte plus. On y produit cent quarante instruments par an, tous un peu différents. La seule conception du CFX a demandé dix-neuf ans de travail : « On a commencé en 1991, alors qu'on venait de sortir le CFIIIS, notre troisième grand piano de concert. Tous les six mois, on envoyait un prototype à Tokyo, Paris et New York, qui revenait avec un cahier des charges alimenté par les artistes l'ayant testé. En 2008, un prototype a fait l'unanimité. On a arrêté les tests et commencé la production », raconte Eric Valenchon, spécialiste produits chez Yamaha Music Europe.

Plus on monte en gamme, plus les machines s'effacent devant le savoir-faire humain. Et plus les cheveux grisonnent. Pour ne pas perdre des compétences irremplaçables, Yamaha fait travailler en tandem des seniors et des jeunes gens, comme cette demoiselle et cet homme retraité, occupés à poser des étouffoirs sur un piano de concert. La différence marquée entre les gammes d'instruments se retrouve jusqu'à la fonderie d'Iwata, où sont fabriqués les cadres de tous les pianos Yamaha. La forge industrielle, très mécanisée, produit cent cinquante mille pièces par an et fournit aussi les usines de Chine et d'Indonésie. Dans la forge « premium », une travée spéciale est coulée à la main, un jour sur deux, dans deux moules en sable mouillé…

Le son Yamaha ? Eric Valenchon récuse l'idée qu'il soit sans âme : « Nos pianos ne sont pas transparents, mais dociles et capables d'aborder tous les registres musicaux, dans tous les répertoires. » Le pianiste François Chaplin, qui a enregistré plusieurs disques sur des Yamaha avant même l'apparition du CFX, salue ces instruments pour « leur grande richesse harmonique, leur sonorité moelleuse, leurs couleurs et leur timbre ». Autant de qualités qui tiennent aussi, précise-t-il, au savoir-faire des accordeurs formés par la marque, « des techniciens aux petits soins, qui savent travailler l'instrument pour le magnifier ».

Le grand Sviatoslav Richter s'était attaché les services de Kasuto Osato, devenu presque aussi célèbre que lui ; à Kakegawa, d'autres légendes s'activent autour des pianos de concert. Lui-même accordeur chevronné, Jiro Tajika, notre guide, nous désigne deux confrères penchés sur un CFX, dont il s'agit d'uniformiser le son, puis de définir le caractère : « Masahiko Kataoka a préparé le CFX avec lequel Yulianna Avdeeva a remporté le concours Chopin en 2010. Et Toshiro Suzuki s'est occupé du piano de Denis Matsuev, qui a gagné le concours Tchaïkovski en 1998. »


LES AMATEURS AVANT TOUT

Si ces victoires représentent, pour Yamaha, d'inestimables signes de reconnaissance, ce sont les amateurs qui continuent de l'intéresser au premier chef. Et pas seulement en tant qu'acheteurs d'instruments. L'empereur Meiji pensait global ; les successeurs de Torakusu Yamaha ont fait pareil, et c'est sans doute pour cela que l'entreprise continue de prospérer malgré la concurrence nippone, chinoise et coréenne – sans parler de celle, considérable, du marché de l'occasion.

UN BANDEAU PUBLICITAIRE POUR LE "PIANO SILENT" DE YAMAHA

Au Japon, Yamaha produit ses pianos de concert ainsi que ses pianos droits, du milieu au haut de gamme ; les entrées de gamme, elles, sont fabriquées en Indonésie, et l'usine chinoise alimente un marché local en pleine expansion (alors que le marché japonais tend à rétrécir, pour cause de déclin démographique et de suréquipement des ménages). En Europe, la fabrique viennoise Bösendorfer, maison de haute couture pianistique rachetée par Yamaha en 2007, conserve ses spécificités – notamment sa capacité à réaliser, pour une clientèle (très) aisée, des modèles uniques et customisés.

En termes de diversification des activités, le rutilant Yamaha Ginza Building, installé sur Chuo-Dori (les Champs-Elysées tokyoïtes), résume la marque à lui seul, avec son immense boutique adaptée à tous les budgets, sa salle de concert, son école de musique pour adultes, et, d'accès plus limité, son « Yamaha Artists Services » mis gracieusement à disposition des musiciens, qui viennent s'entraîner sur les CFX du salon de piano, faire vérifier leur saxophone ou tester des prototypes de flûte.


LABORATOIRE D'ACOUSTIQUE ET ÉCOLES DE MUSIQUE

Dès 1930, conscients de la fragilité de leur monopole, les dirigeants de Yamaha ont créé un laboratoire d'acoustique et misé sur la recherche. On leur doit les premiers claviers numériques, puis, depuis 1994, le système « Silent », qui permet de jouer du ragtime à minuit sans se faire traîner en justice par ses voisins (3). Cette alliance bien comprise du fabricant et du musicien remonte aux origines de la facture instrumentale. Moins banal, la firme est allée jusqu'à forger sa clientèle, en lançant en 1954 ses propres écoles de musique.

Exporté sur tous les continents, l'apprentissage se fait en groupe, le plus tôt possible (dès 2 ans au Japon), sur un mode ludique qui ne dissocie pas le solfège de la pratique instrumentale. Il ne vise pas à former des professionnels, mais plutôt de bons amateurs, qui joueront, pourquoi pas, sur les pianos droits récemment mis à disposition dans les gares SNCF françaises. Les élèves les plus doués rejoignent les conservatoires, sachant qu'une fondation Yamaha créée en 1965, distribue chaque année, sur concours, des bourses aux étudiants instrumentistes, et multiplie les partenariats avec les écoles de musique et les festivals.

Tout cela au nom du kando, un mot intraduisible, qui porte la triple idée d'inspiration, d'émotion et d'excitation. Et que les Japonais font rimer sans peine avec le kurashiku (« classique »), cette musique tombée du ciel à la fin du 19e siècle, et si bien adoptée qu'une île japonaise a été rebaptisée Cortoshima en l'honneur du pianiste Alfred Cortot. Frédéric Chopin, lui, s'y est offert une seconde carrière en tant que héros du jeu vidéo Eternal Sonata.

(1) Dans La Musique classique du Japon, du 15e siècle à nos jours, éd. Publications orientalistes de France, 2001.
(2) Tel qu'analysé par le pianiste-compositeur Denis Levaillant dans son livre Le Piano, éd. du Point d'exclamation, 2009.
(3) 90 % des pianos vendus à Paris en sont équipés.

Par S. Bourdais

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