ANALYSE MUSICALE



LE PIANO CLASSIQUE ET SES GRANDS COMPOSITEURS (ÉVOLUTION TECHNIQUE ET REMISES EN QUESTION)

Le piano est depuis longtemps l’instrument le plus convoité chez les compositeurs occidentaux. Depuis près de trois siècles, conjointement à son évolution technique, sa littérature permet d’avoir un regard éclairé sur le déroulement de la musique européenne, du concert de piano jusqu’à sa place dans l’orchestre.


À L’ÉPOQUE DU PIANO CLASSIQUE

Le piano tel que nous le connaissons aujourd’hui n’est qu’un parent éloigné de celui de Cristofori. Pour une question de dynamique, de brillance ou de résonance, ce qui était acceptable au 18e siècle aurait toutes les chances d’être rejeté par les pianistes actuels. Même le piano de Chopin de 1830 n’est qu’un cousin éloigné du piano que le public écoute de nos jours sur disque ou sur scène. Par voie de conséquence, cette incidence sur le son de l’instrument et son toucher a eu des répercussions naturelles dans le jeu des pianistes et leur créativité.

Depuis les premières œuvres écrites à son intention (vers 1730) jusqu’à aujourd’hui, l’histoire du piano peut se résumer autour de quelques compositeurs célèbres connus de tous. Bach, le premier, semble hors du temps, tandis que ses successeurs : Mozart, Beethoven, Chopin, Liszt, Mendelssohn jusqu’à Debussy, Satie ou Bartók illustrent parfaitement dans leurs œuvres écrites toute l’évolution technique de l’instrument, ses modes de jeu et leurs audaces.

Dès la fin du 18e siècle, le piano acquiert un rôle d’ambassadeur dans le domaine de l’accompagnement des chanteurs. Pour les compositeurs, sa polyphonie et son expressivité permettent d’appliquer au clavier ce que sont les quatuors à cordes. Sa tessiture court bientôt sur 88 notes. L’écriture s’enrichit de nouveaux signes pour retranscrire les nuances. Les trilles tendent à disparaître. Les traits mélodiques s’allongent grâce à la résonance naturelle de sa table d’harmonie, et le rôle joué par la main gauche ne se cantonne plus à marquer seulement des accords plaqués ou arpégés comme du temps de Haydn. Le piano devient un instrument technique où l’émotion prime. Le jeu sur clavecin n’est plus qu’un lointain souvenir tandis que le piano forte servi par Mozart aura été une rampe de lancement à son essor.

Sur le terrain de la diversité du jeu, la main gauche rejoint la main droite. Elle l’épaule, l’enrichit et la libère. Contrairement à l’époque baroque, les deux mains courent sur toute l’étendue du clavier. Le sforzando occupe une place significative, tout comme le crescendo et descrescendo, les sauts de notes et les grands intervalles à la main gauche. Une nouvelle technique se met en place et esquisse les bases gestuelles du piano romantique qui s’ouvre avec le 19e siècle.

Beethoven est le premier à « maltraiter » le piano. Son jeu plutôt lourd est dans une recherche d’efficacité ; tout l’inverse de Mozart et de sa légèreté légendaire. Beethoven apporte l’inquiétude, le sombre et semble se battre avec le clavier. Quelle que soit la marque du piano utilisée, Beethoven poussera l’instrument dans ses retranchements jusqu’à causer certains dommages. Les cordes, les premières, ne résisteront pas aux assauts répétés.

Avec Schubert, il en va autrement. Le public découvre un piano fondé sur une technique plus simple, posée, sans démonstration gratuite. Le compositeur privilégie une logique harmonique sans faille. Auteur d’un grand nombre de lieder, son écriture n’abonde pas en trait de virtuosité, à cela il préfère un piano plus sage avec des formes romantiques nouvelles.


CHOPIN ET LISZT OÙ L’ÈRE DU PIANO ROMANTIQUE

Durant l’époque du piano romantique, les improvisations ne sont pas rares, Mendelssohn le premier s’y adonnera avec plaisir. Elles se révèlent utiles pour libérer le jeu du pianiste et servent de temps en temps la composition. Cela transparaît dans les écritures, notamment dans certaines fulgurances et dans la diversification des traits mélodiques.

Le piano devient à la fois la voix et l’orchestre. Les deux piliers du piano romantique, Frédéric Chopin et Franz Liszt, décrivent alors un piano puissant et chantant, produisant une complexité sonore construite par autant de retenues que d’envolées flamboyantes. Avec Chopin et à plus forte raison avec Liszt, rien n’est simple, mais terriblement envoûtant. Ces deux compositeurs et pianistes émérites ont transformé l’écriture pianistique au sens moderne du terme.

Le piano est l’instrument d’excellence pour composer. Chopin, le premier, ne pourra s’en détacher en devenant un compositeur exclusivement concentré sur cet instrument. Avec lui, c’est une autre vision du piano qui prend vie. Tandis que le piano s’arme d’un nouveau mécanisme conçu par Erard, Chopin conçoit de nouvelles formes telles que les nocturnes, les mazurkas ou les ballades. Tout comme Bach, Chopin semble être hors du temps. Il improvise malgré une rigueur admise et ses écritures laissent apparaître de nouvelles indépendances comme le quatre pour trois ainsi que des traits en divisions impaires. Cette volonté a évidemment un sens, celle de rester au plus près d’un « jeu vivant » et évocateur.

Avec Liszt la conception esthétique du jeu pianistique est différente de Chopin. Outre un tempérament de feu, ses grandes mains servent de guide pour définir au mieux une technique vouée au piano moderne. À côté de ses Études transcendantes si redoutées par les pianistes, Liszt a surtout apporté au piano une dimension jusqu’alors inconnue en ayant déployé toutes les techniques inimaginables : accords alternés droite et gauche, jeu à l’unisson, traits chromatiques, octaves aux deux mains ou encore des mouvements chromatiques conjoints. Certaines pièces demandent une grande endurance, au point que de nombreux pianistes renoncent encore aujourd’hui à les interpréter.

Tout comme Chopin, Liszt était non seulement un pianiste virtuose, mais aussi un inventeur de formes. Sa technique était toujours au service d’une émotion intense. Sa vision d’un piano futuriste rejaillira au 20e siècle en inaugurant la carrière du pianiste de concert.

Mais qu’en est-il ailleurs ?

En France, des compositeurs et bons pianistes tels que César Frank, Emmanuel Chabrier, Camille Saint-Saëns apportent au piano un « style symphonique » qui fera école, tandis qu’en Allemagne Brahms s’appuie sur Schubert et Schumann pour placer l’instrument au centre d’un discours encore inusité avec des œuvres pour piano, violoncelle et cor ou pour piano, violoncelle et clarinette. Quant à la Russie, elle fera naître des pianistes et compositeurs de premier plan tels que Moussorgski, Borodine, Rimski-Korsakov ou encore Rachmaninov et Prokofiev, des musiciens qui apporteront un relief musical saisissant, puissant et doté d’un langage qui lui est propre.


LE PIANO AU COURS DU 20e SIÈCLE

Au début du 20e siècle, les concerts pour piano étrennés par Liszt se développent. Arthur Schnabel, Ferrucio Busoni et Serge Rachmaninov seront les premiers, bientôt suivi par une nouvelle génération d’éminents spécialistes. Cortot, Horowitz, Rubinstein, Serkin, Fischer ou Arrau et Brendel . Tous seront des pianistes qui inclineront leur jeu avec autant de détermination que de virtuosité. Cependant, l’avènement des premiers grands concertistes sur les scènes internationales ne va pas être sans conséquence : pour la première fois dans l’histoire du piano, des compositeurs vont s’abstenir de jouer leurs œuvres en public.

Malgré la place que lui accorde Debussy, Ravel et Bartók, le piano perd de sa superbe et n’est plus au centre des préoccupations de nombreux compositeurs. La musique agrandit son espace sonore et cherche à renouveler le langage des orchestrations par le raffinement des détails. De la suite symphonique jusqu’au quatuor, Ravel s’impose comme un brillant orchestrateur, alors que Debussy apporte au piano une virtuosité et une densité sonore d’un genre nouveau et d’une grande subtilité rythmique.

Debussy joue sur l’éclosion d’une palette sonore tenant compte des dernières avancées techniques du piano moderne, comme la possibilité de faire ressortir les vibrations sympathiques, de faire « chanter » les accords et de « jouer » avec les dissonances. Debussy invente l’espace sonore et place le piano moderne dans une dimension où le jeu des couleurs, le toucher, le timbre nourrissent la ligne mélodique avec plus d’ampleur que par le passé.

Dès les années 1920, les pianistes commencent à se spécialiser en même temps que l’enregistrement se développe. Même si l’instrument continue de jouer son rôle dans le domaine de la composition, il « fabrique » des générations de concertiste à la forte personnalité. Ce changement de décor est une véritable révolution qui placera le 20e siècle comme un siècle à part dans l’histoire du piano. Les interprètes s’éloignent doucement de la musique de leur temps tandis que les compositeurs s’inquiètent de voir l’interprétation de leurs œuvres remise en question par des mains devenues trop « indépendantes ».


AU DÉTOUR DU JAZZ ET DU « PIANO PERCUSSION »

La conception du « piano percussion » est née en même temps que l’arrivée du jazz. D’instrument d’accompagnement à instrument soliste, le piano a visité toute une gamme de technique et d’approche, sauf la plus radicale, la plus primaire diront certains, son exploration en tant que percussion. Le piano a gagné en brillance et répond mieux à la dynamique du toucher, ce qui incite les pianistes à jouer plus fort. Le jeu rythmique du jazz y contribue et arrive même à détourner l’attention des compositeurs de formation classique.

Bartók, bien que profondément influencé par Liszt, ouvre sa musique à la dissonance, à la superposition d’accords, à la fusion de sonorités opposées. Le piano s’accorde aux percussions de l’orchestre avec énergie. Le compositeur hongrois cherche sans cesse de nouveaux effets sonores. La simple étude des cahiers du Mikrokosmos est révélatrice de cette fracture avec le piano du siècle passé.

Bien que l’on retienne de lui ses œuvres orchestrales, l’autre détenteur du « piano percussion » est sans nul doute Stravinsky. Son œuvre pourrait se résumer à la place allouée au rythme dans ce qu’il peut avoir d’essentiel. Le compositeur développe des lignes rythmiques produisant des staccato d’accords, parfois groupés aux deux mains, quand ce ne sont pas des schémas cadencés façon tutti qui surgissent au détour d’une phrase. Son piano mêle à la fois la tradition russe et l’école américaine. Chez lui, même les cordes ne sont pas épargnées et n’évitent que trop rarement la verticalité rythmique.

Aux États-Unis le piano est très présent. Aaron Copland et George Gershwin vont ouvrir le piano aux écritures teintées de jazz et de néo-romantisme. Toutefois, le piano en ce début du 20e siècle cherche à aller au-delà du simple rag et du piano stride. L’ambition de compositeurs comme Charles Ives et Henry Cowell est de repousser les limites techniques imposées par l’utilisation des dix doigts sur le clavier.

En 1909, Charles Ives dans Concord Sonata demande au pianiste d’utiliser une longue règle pour abaisser en même temps un nombre conséquent de touches. Trois ans plus tard, Henry Cowell ira encore plus loin en jouant des coudes (The Tides of Manaunaun) désignant ainsi le cluster comme un nouveau langage sonore. Ces expériences musicales d’un nouveau genre se poursuivront des années durant, comme celle qui consiste à intervenir dans la mécanique du clavier en pinçant certaines cordes (Aeolian Harp – 1923).

Dans les années 30, le compositeur John Cage pose les bases du piano préparé qui consiste à modifier le son du piano en y insérant divers objets autour des cordes (gomme, vis…) ; leur emplacement étant calculé en fonction des harmoniques produites par les cordes. Le piano préparé jouera un rôle notamment dans les musiques pour Ballet en faisant office d’orchestre de percussion.

L’inventivité du jeu pianistique se radicalisera aussi en déséquilibrant le rôle joué par le clavier en donnant à chaque note une entité indépendante. Ce concept, à la notion abstraite, fondatrice de la musique sérielle, initiée en 1923 par Arnold Schönberg (avec le dodécaphonisme) permettra de composer les premières œuvres purement atonales, c’est-à-dire basées sur une musique dont le fonctionnement est de ne pas s’organiser autour du système tonal (mode majeur, mineur…).

Par PATRICK MARTIAL

À CONSULTER

LA MUSIQUE POUR CLAVIER DU 17e AU 19e SIÈCLE

DU PIANO FORTE AU PIANO MODERNE

ORIGINE DU PIANO ET DU CLAVECIN


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