HISTOIRE DE LA MUSIQUE ET DES INSTRUMENTS



ROBERT « BOB » MOOG, DU SYNTHÉ MODULAIRE À LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE - HISTOIRE

Dans les années 1920, un inventeur russe nommé Lev Sergueïevitch Termen dévoilait le premier instrument purement électronique : le thérémine. L'instrument, délicat à maîtriser, offrait un résultat sonore si étrange qu'il se retrouva invité dans la bande-son du film de science-fiction "Le jour où la Terre s'arrêta", en 1955. Quelques années plus tard, Robert « Bob » Moog, alors étudiant diplômé en physique à l'Université Cornell publiait un article dans un magazine expliquant comment fabriquer un thérémine soi-même, proposant des kits pour une somme dérisoire...


UN THÉRÉMINE À MONTER SOI-MÊME

Pour Bob Moog, grandir dans les années 40 à Flushing (un quartier de l'arrondissement de Queens à New York), c'était subir les cruautés habituelles que les garçons infligent aux plus intelligents, aux membres les plus introvertis de leur tribu : « J'étais le cerveau de la classe », aimait-il raconter. Dans un échange de courriel, il écrit : « Je savais que j'étais plus intelligent qu'eux, alors ils se sont sentis obligés de me tabasser périodiquement pour me garder à ma place. »

Sa mère, pianiste, lui donnera des cours de piano et Bob pratiquera des heures durant l'instrument chaque jour dans l'espoir de devenir un musicien concertiste ; une position enviable pour laquelle, hélas, il échouera. Bob passait également beaucoup de temps avec son père. La principale raison était leur passion commune pour tout ce qui touche à l'électronique, et c'est ensemble qu'ils se mirent à construire un premier thérémine à l'aide d'un article paru dans un magazine de loisirs.

© tsugi.fr – Le thérémine avec son inventeur Lev Sergueïevitch Termen.

Du haut de ses quatorze ans, Bob démontrait déjà des facilités dans ce domaine, ce qu'attestera la publication d'un article sur la construction d'un thérémine à faire soi-même cinq années plus tard. Après son passage par l'école d'ingénieurs de l'Université de Columbia, Moog entame des études supérieures au département d'ingénierie physique de l'Université de Cornell au sein de laquelle il obtiendra son doctorat après huit ans de servitudes ; une prolongation due pour l'essentiel à son passe-temps favori : construire des thérémines et d'autres instruments électroniques.

Cette frénésie, alliée à de la curiosité, devait permettre à l'étudiant d'extirper la musique électronique des laboratoires universitaires. Ses compétences en ingénierie combinées à un peu de chance en affaires allaient changer radicalement la manière de produire de la musique en faisant passer la création de sons électroniques de l'énorme ordinateur à l'instrument que l'on peut trouver dans le commerce.

En 1965, une décennie après la première machine RCA, Bob lançait son entreprise de synthétiseurs.


LE MOOG MODULAIRE

Bob Moog lança son premier synthétiseur en 1964, suivant de près les confidences du compositeur Herbert Deutsch qui lui avait suggéré la nécessité de construire des instruments électroniques conviviaux reposant sur la technologie des semi-conducteurs. C'est ainsi que le synthétiseur Moog modulaire est né avec ses indispensables cordons de liaisons (patchs) pour interconnecter les différents modules, de la forme d'onde (le timbre du son) jusqu'à la fréquence (hauteur), le tout relié à une interface commandée par un clavier.

© wikimedia – Bob Moog entouré de ses diverses créations (années 70).

Le modulaire était monophonique – une note à la fois – mais suffisant, puisque les techniques d'enregistrement en studio de la fin des années 1960 permettaient déjà de créer des orchestres entiers à partir d'harmonies décomposées. L'avancée majeure de ce synthétiseur était d'employer, pour la première fois, des enveloppes performantes de type ADSR (Attack, Decay, Sustain, Release), réglées à l'aide de quatre boutons distincts, contrôlant à tour de rôle l'apparition, l'intensité, la durée et la déclinaison du son. Les générateurs d'enveloppe de Moog deviendront d'ailleurs un composant de base des synthétiseurs ultérieurs ; la magie de l'ingénierie de Moog faisant le reste.

À cette époque, le Moog modulaire n'était pas le seul synthétiseur disponible. La presse spécialisée devait souligner les avancées accomplies par Donald Buchla et son synthétiseur, également modulaire. Cependant, le Moog était plus attractif. Son fonctionnement plus « intuitif » aura un impact significatif sur de nombreux compositeurs, tant populaires qu'académiques, en redéfinissant l'approche de l'imagerie sonore dans le domaine de la musique électronique ; la raison principale étant de posséder un filtre passe-bas commandé en tension, connu sous le nom de « filtre Moog », capable de produire une variété de timbres de cor, de cordes et de voix.

Breveté en 1968, l'instrument novateur trouvera preneur en la personne du musicien Walter (maintenant Wendy) Carlos qui devait remporter un éclatant succès avec son album Switched-on Bach (1969), popularisant la musique électronique à travers les harmonies de Jean-Sébastien Bach. Le pianiste canadien et interprète du compositeur allemand, Glenn Gould, devait déclarer que le Quatrième Concerto brandebourgeois était « la plus belle interprétation de tous les Brandebourgeois – live, en conserve ou intuitif – que j'ai jamais entendu. » En 1971, Walter Carlos récidiva avec le film de Stanley Kubrick, A Clockwork Orange (Orange Mécanique) ; le musicien redéfinissant à cette occasion la musique de Beethoven avec une perversité à la fois joyeuse et dramatique pour justifier certaines séquences violentes du film.

Par ailleurs, comment ne pas citer Les Beatles et leur spectaculaire traversée expérimentale, de Sgt.Pepper's à Let It Be. Eux-aussi utiliseront le Moog. Pour la chanson Because, présent sur leur onzième album Abbey Road, son utilisation est un parfait exemple d'intégration en s'associant aux voix superposées et aux paroles éthérées de John Lennon. Mais que ce soit à travers Walter Carlos ou via les Beatles, ces divers exemples démontrent surtout que le Moog modulaire était destiné prioritairement à la production d'enregistrement réalisé en studio et non à la scène, et qu'il fallait des musiciens extrêmement doués, comme le claviériste Keith Emerson, pour se risquer à l'utiliser en direct live.


LE MINIMOOG, LE MODÈLE EXPRESSIF

Perpétuellement soucieux de rendre l'utile à l'agréable, Bob Moog a ensuite présenté un synthétiseur portable, le Minimoog, axé sur la performance live. Des musiciens orientés rock, comme Jan Hammer, ont montré que le synthétiseur pouvait se transformer en un instrument soliste et expressif. Parmi les jazzmen, Josef Zawinul fera de même en offrant d'inhabituelles couleurs au monde sonore traditionnel du jazz. Hammer et Zawinul ne seront pas les seuls à ressentir tout le potentiel de ce clavier et bien d'autres musiciens contribueront, chacun à leur manière, à faire de ce petit synthé un outil sonore à la fois innovant, transportable, accessible et idéal pour la scène.

La sortie du Minimoog suscita aussitôt une demande accrue, au point que d'autres constructeurs américains, comme japonais, estimeront que la conception propre à cet instrument était une excellente façon de procéder, quitte à reproduire la même approche ou presque. Grâce au Minimoog, il existait à présent un marché pour les claviers électroniques portables et abordables.

© Av Frode Weium (media.snl.no) – Le Minimoog (1971).

Un siècle après le premier son enregistré et reproduit par Thomas Edison, le synthétiseur était devenu un instrument qui se répandait dans de nombreux genres musicaux. En 1977, Moog, une fois de plus, devait jouer un rôle central dans les formes émergentes de la musique électronique. À titre d'exemple, citons le single à succès de Donna Summer, I Feel Love, créé quasiment que sur des synthétiseurs de la marque, et l'album Trans Europe Express du groupe allemand Kraftwerk, dont la particularité sera d'être sous l'emprise totale d'un son engendré uniquement par des moyens électroniques.


FACE À L'ENJEU COMMERCIAL

L'époque était particulièrement excitante du point de vue commercial, mais Bob Moog estimait que sa force ne résidait pas dans le management et qu'il n'avait nullement le sens des affaires ou si peu. Sa préoccupation première se centralisait avant tout sur la création d'une technologie utile. Or, face à la loi implacable de l'économie, le constructeur et son équipe se sont brusquement retrouvés avec une entreprise en pleine croissance et pour laquelle toute réponse positive devenait inévitable. Moog dira plus tard : « Je ne savais rien du tout des affaires à l’époque. Je ne savais pas ce qu'était un bilan. Je ne savais pas ce qu'était le flux de trésorerie. L'entreprise survivait donc tant qu'elle grandissait, mais dès qu'il y avait un ralentissement, je manquais de ressources. »

Toutes affaires cessantes, la société familiale Moog est rachetée. Le Micromoog sera le dernier synthétiseur créé à porter son nom. Après que le fabricant et distributeur d'instruments de musique Norlin Music ait succédé au sein de l'entreprise, y compris la conception de synthétiseurs, Bob Moog passera le reste de ses jours à concevoir des effets pour guitares et d'autres petits "trucs électroniques." Cependant, en 1976, année où le Polymoog entrera en production, Bob devait dénoncer en termes de fiabilité le nouvel instrument, tout en blâmant la politique de l'entreprise. Cette position critique l'obligera à démissionner de la société quelques mois plus tard.

Bob Moog ne pouvait ignorer un autre changement majeur : l'arrivée du premier synthétiseur numérique, le Synclavier, apparu deux ans plus tôt. Cette synthèse, inventée dans les années 1950, allait devenir le nouvel enjeu technologique des temps à venir. Abordable et populaire, avec notamment l'apparition de la synthèse FM, le son numérique allait accompagner l'échantillonnage, les micro-ordinateurs et la normalisation du protocole MIDI (interface numérique pour instruments de musique) ; autant d'éléments qui ne pouvaient que balayer l'histoire de la musique électronique des années passées en transformant ses fonctions et sa destination.


LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE

Alors que les années 1960 et 1970 ont été l'apogée de la synthèse analogique – une couleur sonore que de nombreux musiciens préfèrent encore –, celle synthétisée par ordinateur avait désormais un avantage, du moins en termes de possibilités techniques. Toutefois, même s'il n'a rien ignoré de la musique fabriquée en MAO, Bob Moog a soigneusement évité de l'aborder frontalement à travers ses dernières créations.

En 1978, il s'installe en Caroline du Nord pour lancer "Big Briar Productions" et commence à fabriquer des modules d'effets et des dispositifs de contrôle pour instruments électroniques. L'un des premiers projets est de créer un instrument qui pourrait être joué de manière aussi expressive qu'un violon. Lors de la "Conférence internationale sur l'informatique musicale" de 1982, Bob présenta le système "multiple-touch-sensitive keyboard", un clavier tactile, développé en collaboration avec John Eaton de l'Université d'Indiana. En plus de répondre à l'enfoncement vertical de la touche, il détectait également la position horizontale du doigt qui la joue, ouvrant de nouvelles possibilités sur la dynamique. Plus tard, à la demande des artistes, il créera une interface à plaque tactile plate (flat touch-plate interface).

© thereminworld.com) – L'Ethervox (1997).

« Les retours des artistes ont guidé tout mon travail de développement » dira-t-il, énumérant des exemples datant du début de sa carrière : « Les premiers synthétiseurs que j'ai fabriqués étaient en réponse à ce que voulait [le compositeur] Herb Deutsch. Le désormais célèbre filtre Moog sera suggéré par plusieurs musiciens. L'enveloppe dite "ADSR", qui constitue désormais un élément de base dans tout synthétiseur contemporain et instruments à clavier programmables, a été initialement spécifié en 1965 par Vladimir Ussachevsky, alors directeur du "Columbia Princeton Electronic Music Center". Le fait est que je ne conçois pas de trucs pour moi-même. Je suis un outilleur. Je conçois des choses que d'autres personnes veulent utiliser. »

Bien que les inventions conçues par "Moog Music Inc." n'aient pas eu l'impact sensationnel des premiers synthés Moog, la société américaine a toutefois eu quelques visions créatives et futuristes venant en alternative aux méthodes couramment employées pour jouer des instruments électroniques. Déjà, dans les années 1990, la tendance était aux interfaces utilisateur simplifiées. Douglas Fleming Keislar, attaché au "Department of music" de l'université de Stanford : « La plupart des gens ne se soucient pas suffisamment des possibilités accrues d'expression et sacrifient des années de leur vie à maîtriser un instrument », rajoutant : « Ils veulent appuyer sur un bouton et entendre la musique sortir ! »

En 1997, Bob Moog perfectionnait le thérémine sous le nom de Ethervox. La nouvelle mouture reposait cependant sur l'instrument électronique des années 1920, mais il était doté à la fois d'une interface MIDI et d'un module sonore capable de recréer les performances d'un thérémine à partir de « données midifiées ».

En réfléchissant sur les vagues de synthétiseurs et d'innovation musicale qui suivirent le sillage de ses anciens synthés, Bob Moog conviendra que cette vaste gamme de nouveaux timbres et textures à la palette disponible immédiatement ont favorisé ce qu'il appelle le "sound design". Ce changement sociétal s'est produit grâce à « des claviers ringards Casio et Yamaha vendus pour 100 à 500 $, petits, portables et alimentés par batterie, pour que vous puissiez les emmener à une fête ou à la plage », dira-t-il. « Je considère ces appareils comme appartenant à une branche de la technologie musicale qui est radicalement distincte des synthétiseurs analogiques des années 1970. »

Le Mémorymoog (1982).

L'un de ses derniers projets sera un "piano interactif" qui parvient à être à la fois inédit et démodé. Conçu avec David Van Koevering, qui a contribué à commercialiser les premiers Moog, le clavier est logé dans un bois aux finitions raffinées d'un piano de concert, mais au lieu de cordes sous le couvercle, il n'y a qu'un système d'amplification avec haut-parleurs. Un écran tactile, de la taille d'un ordinateur portable, remplace la partition. Le piano dispose de 128 sons, dont un numérique échantillonné "Steinway Grand" et 256 pistes pour l'enregistrement. L'instrument est en mesure de transcrire n'importe quelle composition sur l'écran aussi vite que vous pouvez y jouer. Le musicien a également la possibilité de télécharger des fichiers MIDI pour s'exprimer dans une sorte de karaoké instrumental ou de brancher un graveur de CD pour réaliser des copies d'une symphonie et de l'imprimer ensuite sous forme de partitions.

« Avant la radio et le phonographe, les gens composaient et jouaient leur propre musique, pour eux-mêmes et les uns pour les autres. Ils se réunissaient régulièrement pour chanter, jouer [de la musique] et danser ensemble. Aujourd'hui, la majorité de la musique est enregistrée, et une grande partie est écoutée par des personnes solitaires, isolés de leur environnement par des écouteurs. »

Décédé en 2005, Robert « Bob » Moog jouit toujours du respect et de l'admiration dus aux influents inventeurs américains. À l'automne 1994, quand l'excellent documentaire "Theremin : An Electronic Odyssey" fut présenté au Festival du Film de New York, l'ingénieur en électronique sera accueilli par de chaleureux applaudissements après avoir été reconnu dans le public par le réalisateur du film, Steven Martin.

Si la plupart des musiciens branchés connaissent de nom Bob Moog, c'est parce qu'il incarne de facto le véritable départ technologique de la musique électronique. Il est peut-être aisé de ne pas se souvenir que la musique était autrefois un art élitiste, l'apanage de ceux qui pouvaient libérer le gribouillage des notes sur une page grâce à des moyens particulièrement techniques, mais de nos jours, dépourvu de la créativité et du génie de Bob Moog, il est tout aussi envisageable d'imaginer qu'un certain nombre de compositeurs seraient bien en peine de créer une orchestration complète sans lui être reconnaissant à plus d'un titre.

par ELIAN JOUGLA (Piano Web – 08/2024)


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