PÉDAGOGIE



LES ENJEUX PHYSIQUES DU PIANISTE, MARIA SABOYA

Quand on parle d'économie optimale dans le jeu pianistique, on pense, tout de suite, à une performance bien maîtrisée, vigoureuse, dynamique, hautement expressive et en même temps, libre et détendue. L'économie est le résultat d'une excellente coordination des gestes, de toutes les actions exercées par le corps d'un pianiste pendant le jeu. Il faut, alors, que la gestuelle soit parfaitement mesurée et coordonnée. Pour ce faire, il est essentiel de définir, avec une grande spécificité, les moyens indispensables à l'établissement de cette coordination.


ÉLÉMENTS POUR UNE ÉCONOMIE OPTIMALE DANS LE JEU PIANISTIQUE

Pour commencer, on peut dire que chaque action doit être parfaitement centrée sur l'axe gravitationnel. Alors, le tronc, les bras et les mains d'un pianiste doivent procéder à une adaptation latérale et antéro-postérieure constante, c'est-à-dire, changer sa position à chaque instant. En affirmant cela, on lance un nouveau concept qui va à l'encontre du principe traditionnel qui cherche à établir "une tenue correcte unique" pour jouer du piano, et à la maintenir autant que possible.

Le grand pédagogue Heinrich Neuhaus disait que la meilleure position de la main est celle qui peut être changée le plus vite et le plus facilement. (1) L'adaptation axiale est également en rapport avec le centre des articulations des bras et des mains à chaque instant du jeu. Le centre gravitationnel, qui change à chaque instant du jeu, est non seulement en rapport avec le centre de chaque touche actionnée, mais aussi avec le centre du tronc, des bras, des avant-bras et de la main. Centrer, dans ce cas, signifie centrer le corps tout entier ou chaque partie du corps, sur l'axe gravitationnel. (figure 1)

FIGURE 1

Bien évidemment, il nous faut tenir compte du fait que le but de l'action constante des mains d'un pianiste est celui d'enfoncer les touches de son clavier, sur une surface horizontale mesurant, approximativement, un mètre et trente centimètres. Alors, assis devant le centre du clavier, chaque bras d'un pianiste doit couvrir une distance latérale moyenne de cinquante centimètres, et encore quinze centimètres vers le centre du clavier.

Ceci n'est, cependant, qu'une simple indication de base, car la musique ne se restreint pas à ces limitations, et le pianiste est très souvent appelé à déplacer ses bras bien au-delà de ces limites, vers la droite ou vers la gauche (Étude opus 25 n° 12 de Chopin, par exemple). Ces changements de "lieu du jeu" nous obligent à bouger le tronc, à ouvrir ou à fermer les bras, à monter ou à descendre le poignet, et ainsi de suite. Il est donc très important pour un pianiste de ne jamais oublier cet élément fondamental, ce besoin d'adapter ses positions pour garder un centre d'équilibre sur l'axe gravitationnel et d'établir ainsi l'économie recherchée.

On peut considérer, ainsi, la centralisation des gestes par la constante adaptation posturale comme un premier élément capable de nous assurer une bonne économie pendant le jeu pianistique. Mais si la centralisation des gestes peut nous guider et contribuer à une bonne économie, elle ne suffit pas. Un deuxième élément, celui de la bonne coordination du travail musculaire, doit mériter une attention toute spéciale de notre part. Cet aspect du jeu pianistique est assez vaste et complexe.

Selon le pianiste Thomas Marc, les causes responsables de la plupart des problèmes présentés par les pianistes au niveau physiologique sont en nombre de quatre :

  • 1 - La cocontraction (i.e., la contraction simultanée et mal coordonnée des muscles opposants)
  • 2 - Les mauvaises positions, qui forcent les tendons en les obligeant à exercer des contractions excessives constantes.
  • 3 - Activité musculaire extatique (quand les muscles ne s'allongent ou ne se contractent correctement en relation à l'action demandée)
  • 4 - L'emploi excessif de la force. (Les jeunes pianistes ont tendance à jouer de plus en plus fort, en croyant qu'un jeu de plus en plus brillant témoigne d'une plus grande virtuosité. En fait, jouer trop fort est anti-musical, et surtout, c'est une habitude hautement nocive pour les muscles, vu que cela implique un travail excessif pendant des longues heures, tous les jours). (2)

Chaque mouvement que nous réalisons dans notre vie courante nécessite une certaine contraction des muscles responsables de ce mouvement. Mais en même temps, des muscles soi-disant "opposants" doivent contrôler l'amplitude de la contraction nécessaire à la réalisation du mouvement en question, en lui opposant une certaine résistance. En d'autres termes, s'il n'y avait pas de muscle s'opposant au mouvement, le mouvement ne pourrait pas âtre contrôlé. Quand on veut soulever un bras, par exemple, si le muscle opposant n’exerçait pas une certaine force opposée au mouvement, le bras monterait sans contrôle, allant dans n'importe quelle hauteur. Notre capacité de doser et de contrôler nos gestes vient de la coordination parfaite entre les muscles actifs et leurs opposants.

Otto Ortmann dit que cette coordination est le résultat, d'une part, d'un certain degré de "relaxation" du muscle actif (agoniste). D'autre part, du travail du muscle opposant (antagoniste) qui doit se contracter dans une parfaite proportion, en relation au degré de contraction de l'agoniste. Ainsi, selon lui, si le muscle actif (agoniste) se contracte pour exercer une force d'intensité "70", l'antagoniste doit exercer une force contraire de "30" pour maintenir l'équilibre.

Il est donc évident qu'une contraction excessive du muscle antagoniste (40 % ou 50 %, par exemple, dans le cas présent) empêcherait la bonne coordination du geste. (3) C'est cela que Thomas Mark appelle "cocontraction".

Un jeune pianiste doit être guidé par un professeur qui a réfléchi suffisamment sur ces questions et qui sait observer et corriger son élève en conséquence. Ce dernier aura vite appris à rectifier les excès de contraction des muscles antagonistes ou les faiblesses des muscles agonistes. En réalité, cet apprentissage se fait par une éducation gestuelle dirigée et par un entraînement intelligent qui prépare le jeune pianiste avec le même soin que met un bon professeur de danse, dans la préparation de ses jeunes élèves. Je prépare, en ce moment, des œuvres pédagogiques où je donne la description détaillée de cette méthode d'apprentissage.

Les "mauvaises positions" auxquelles fait référence Thomas Mark, sont d'abord la conséquence directe d'un jeu "désaxé", c'est-à-dire d'un jeu dans lequel on ne fait pas attention au besoin de jouer, autant que possible, en accord avec l'axe gravitationnel. Ceci étant, le tronc, les bras et les mains n'accompagnent pas correctement les changements de lieu du jeu, sur le clavier, et ceci va obliger les tendons à effectuer des torsions aussi inutiles que dangereuses, lesquelles demandent des efforts maladroits et non coordonnés aux muscles. Le résultat, comme l'on peut s'attendre, sera désastreux, surtout si cette situation se maintient dans le temps.

Le docteur Raoul Tubiana dit que "les mauvaises postures sont à l'origine - ou aggravent - de nombreuses pathologies. Quand la mauvaise position s'est installée, le traitement devient très difficile. Il est donc important de faire de la prévention. Il faut sensibiliser les professeurs de conservatoire qui ne reçoivent pas d'enseignement anatomique, mais sont pourtant les premiers à pouvoir déceler et corriger chez leurs élèves les positions dangereuses." (4)

Ces affirmations du grand spécialiste de la main, ne font que confirmer le besoin de corriger les différentes postures et de "positionner pour axer", constamment. La posture la plus contre-indiquée est une posture rigide, tendue, caractérisée par l’excès d'immobilité (ou de rigidité). Ceci peut concerner le tronc, mais également le poignet, le coude, etc. Les articulations sont au centre de ce problème, car elles doivent être capables de se fixer d'instant en instant, tout en étant fermes, mais flexibles et mobiles, afin de faciliter le travail musculaire et la rapidité du geste. Des articulations trop rigides sont un synonyme de contraction excessive, de manque de coordination. C'est l'une des principales causes des pathologies dont parle le docteur Tubiana.

Cependant, si une ou plusieurs articulations sont trop relaxées, nous avons encore un problème, car cela exprime une faiblesse localisée qui devra être compensée par la contraction excessive d'une autre articulation. Généralement, ce sont les articulations des doigts qui ne se fixent pas correctement, par excès de relaxation, ce qui va obliger l'articulation du poignet, ou celle du coude, à compenser par une rigidité excessive. Cette rigidité (qui normalement va s'étendre à tous les muscles de l'avant-bras) va produire des douleurs et le pianiste sera obligé d’arrêter de jouer sur le champ. Il y a des pianistes qui, tout en croyant que des efforts supplémentaires peuvent régler le problème, vont forcer de plus en plus leurs muscles et leurs tendons, malgré la douleur, ce qui va provoquer éventuellement des pathologies plus ou moins graves.

Bref, c'est toujours par l'observation et par la réflexion intelligente que l'on peut cerner correctement les problèmes et trouver les bonnes solutions. En conclusion, on peut affirmer que toutes les articulations du corps d'un pianiste doivent pouvoir se fixer et se relaxer, à chaque instant. Les articulations des doigts doivent être fixées pour supporter l'action et le poids des bras, tandis que les deux articulations métacarpiennes (dont l'articulation métacarpo-phalangienne et l'articulation métacarpo-carpienne) doivent pouvoir se fixer et se relaxer à tour de rôle, tout en gardant un certain degré de mobilité.

Tout ceci doit obéir aux besoins de la musique et du jeu, aussi bien qu'aux besoins psychophysiologiques de notre corps. En suivant ces principes, on peut appliquer des techniques de balancement qui nous aident à libérer les articulations ; des techniques de rebondissement qui permettent le transfert de la force et du poids d'un doigt à un autre, ou lors des sauts ; des techniques d'application directe du poids qui nous permettent une immense économie de l'énergie et du travail musculaire par un jeu relativement appuyé ; enfin, des techniques de jeu staccato qui nous apprennent à fixer les articulations des doigts et à terminer les gestes ; elles nous aident aussi à contrôler le dosage et la durée des contractions musculaires, par l'accélération de la relaxation (où en limitant la durée de la contraction). Ces techniques, complétées par l'apprentissage d'autres techniques destinées à axer le jeu, donnent au jeune pianiste des moyens sûrs et logiques pour développer ses capacités pianistiques, sans jamais mettre en danger son intégrité corporelle et sa santé. Le pianiste se sentira plus à l'aise, plus libre, et cette liberté lui permettra de s'exprimer musicalement avec toutes les capacités de son talent ou de son génie.

Par Maria Saboya

1 - Heinrich Neuhaus, l'Art du Piano, Éditions Van de Velde, 1971
2 - Thomas Mark, "Pianist's Injuries...", The Oregon Musician, Spring 1999
3 - Otto Ortman, The Physiological Mechanics of Piano Technique, E.P.Dutton, N.Y. 1962
4 - Raoul Tubiana, cité par Jean-Marie Gavalda dans "La musique n'adoucit pas les muscles", Midi Libre, 26/11/1994, lors des Journées "Main et Musique"

À PROPOS DE MARIA SABOYA

Maria Saboya

Pianiste concertiste, Maria Saboya a suivi les cours du professeur Walter Roberts à l’Université d’Indiana aux États-Unis. Passionnée très tôt par les recherches en psychophysiologie, chercheuse dans l’âme, elle a mis au point un appareil ergonomique mobile baptisé le Musicor pour soulager les bras du pianiste devant son clavier. En France, son invention a obtenu de nombreux prix. Des médecins spécialisés se sont intéressés à ses recherches et l’ont invitée à participer à des congrès, dont celui des "Arts et de la Médecine" de Lyon.

Maria Saboya a dirigé des Master Classes en pédagogie du piano et interprétation dans de grandes écoles de musique à Paris, mais également à Lima, São Paulo, Hilversum, Asti (Italie) et ailleurs.

Au début de l’année 2015, elle a fondé l’Institut Supérieur de Piano Maria Saboya dans le but de former, dans un premier temps, des pédagogues pour vulgariser une méthode dont est l’auteur : Piano Cantabile : Technique pour un piano qui chante. À ce titre, elle propose sur la plateforme "YouTube" une vidéo en guise d'introduction : « La Musique en Partage »

Visiter son blog : Pianiste Maria Saboya

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