ANALYSE MUSICALE



OLIVIER MESSIAEN, DU SYSTÈME MODAL AUX RECHERCHES RYTHMIQUES

Le compositeur Olivier Messiaen a souvent usé d’un langage complexe, d’un style et de procédés à même de décourager toute tentative d'explication à l'usage des amateurs. Aussi vais-je tenter d’exposer dans cette page les grandes lignes directrices de son œuvre, à savoir la remise en question du système modal et ses recherches rythmiques « rétrogradables ».


LA DÉSINTÉGRATION DU SYSTÈME TONAL

Ancien élève de Paul Dukas, Olivier Messiaen, qui fut un temps professeur de Conservatoire dans une classe d'esthétique musicale - l’équivalant à une classe de composition -, était en droit de penser qu'il avait apporté à la musique une doctrine capable de servir de point de départ à un nouvel essor.

Cette doctrine reposait tout d’abord sur la désintégration du système tonal classique, celle-là même qui repose depuis des siècles sur le balancement dominante-tonique. Le compositeur va introduire notamment un intervalle que les anciens traités ont réprouvé, le triton, un intervalle constitué de 3 tons entiers et que l’on nomme familialement dans le système tempéré la quarte augmentée (do – fa#) ou la quinte diminuée (do – sol b), deux intervalles identiques, mais à la fonction harmonique toute différente.

Messiaen a jugé recevable cet intervalle en raison de la force attraction qui conduit à cette résolution :

À l’extrémité de l’accord, le fa # constitue la 11e augmentée (ou quarte augmentée à l’octave supérieure) de l’accord de Do. Là où le désir naturel serait peut-être de jouer un mi (dixième ou tierce majeure), Messiaen opte pour la tonique, plus abrupte.


Les intervalles rares dont foisonnent les lignes mélodiques de Messiaen procèdent, avant tout, de l'usage des échelles très particulières dont il fait sa matière première. Car, bien entendu, et tout respectueux qu'il soit de la tradition, Messiaen, comme bien d'autres, prend ses distances avec les modes majeur et mineur classiques. Mais ce n'est ni dans les modes médiévaux ni, comme Bartok, dans le folklore qu'il va chercher sa substance…


UN CATALOGUE MODAL

Messiaen a mis au point un catalogue modal, fort original et nouveau, qu'il appelle les "modes à transpositions limitées". Ceci demande une explication…

Oublions un petit instant le mode majeur de Do et plongeons-nous dans la gamme par ton (voir Improvisation sur les gammes symétriques) La construction de cette gamme est fort simple : elle n’est constituée que de tons. Ce qui nous conduit à n’avoir que 6 notes, soit moitié moins que la gamme chromatique qui comprend la totalité des notes (12 notes montées par demi-ton).

Par déduction, nous aurons donc seulement deux gammes ; la seconde étant décalée d’un demi-ton au-dessus en partant de do # ou de ré b ; et si nous continuons à monter encore d’un demi-ton, nous retrouvons la première gamme, mais en partant du . La transposition est en conséquence plus limitée.

Messiaen, en étudiant méthodiquement toutes les combinaisons d'intervalles qui peuvent être réalisées à l'intérieur de l'octave, a découvert qu'il y avait exactement sept successions d'intervalles, donc sept modes, dont les transpositions n'étaient possibles que sur un certain nombre de degrés de l'échelle. Au-delà, les transpositions donnent les mêmes notes que les tonalités initiales. Ce nombre de transpositions est variable suivant les modes utilisés. L’exemple de la gamme par tons nous montre que celle-ci n'est transposable qu'une fois. D'autres le sont trois fois, d'autres quatre, d'autres six…

Cela étant, pourquoi cette prédilection de Messiaen pour ces modes ? Elle résulte de ce qu'il appelle « le charme des impossibilités », charme qui réside particulièrement dans certaines impossibilités mathématiques des domaines modal et rythmique. En outre, ces modes sont dans l'atmosphère de plusieurs tonalités à la fois et cela sans polytonalité, un compositeur étant libre de donner la prééminence à l'une des tonalités ou de laisser l'impression tonale flottante.

Le système harmonique découlant d'un mode ne peut disposer que de notes appartenant à ce mode, mais il doit les utiliser toutes. Il en résulte que si nous avons sept modes, ceux-ci donneront naissance à sept systèmes harmoniques dont chacun aura sa personnalité propre.

Le premier mode, c'est-à-dire la gamme par ton que j'évoquais il y a un instant, Messiaen l'a écarté systématiquement parce que, après l’usage qu’en avait fait Debussy, il n'y avait plus rien à en tirer de valable.

Le deuxième mode à observer est le suivant :

Comme nous le voyons, il contient huit sons, soit un de plus que le mode majeur. C'est donc un mode qui se trouve à cheval entre le diatonique et le chromatique, construit sur une alternance de tons et de demi-tons. Voici un accord qui associe toutes les notes du mode :

Voici une cadence propre à ce climat particulier. Elle est évidemment très éloignée de la fameuse cadence dominante-tonique classique :

L'usage des modes à "transpositions limitées" donne aux harmonies de Messiaen une couleur qui lui est personnelle. Comme tout mode, celui-ci commande le dessin linéaire de la mélodie, mais qui est chez Messiaen, il faut le remarquer, souvent très long parce qu'il est sans cesse renouvelé dans sa créativité par les enchaînements harmoniques sur lesquels il revient périodiquement prendre appui.

Précisons que la mélodie chez Messiaen peut par ailleurs se fragmenter en éléments très brefs et agencés les uns sur les autres en fonction de l’usage qu’il fait du contrepoint. Cela se produit notamment lorsqu'il utilise les chants d'oiseaux dont il a fait une de ses sources d'inspiration…


LE CHANT DES OISEAUX

Comme Stravinsky, Messiaen a été attentif à la musique de la nature. Doté d'une oreille d'une extrême finesse, le compositeur décèle dans une ligne mélodique les plus petites variations du rythme. Messiaen est parvenu à identifier le chant de plusieurs dizaines d'espèces d'oiseaux différents et à les noter selon les méthodes d’écritures conventionnelles, ce qui l'a conduit à prendre comme unité rythmique des valeurs extrêmement brèves et à interpréter dans notre système modal des intervalles qui n'y seraient pas entrés à l'état pur.

Pour en avoir fait une observation toute personnelle, certains chants d’oiseaux sont si complexes que tout ce qui construit les bases métriques du musicien volent aussitôt en éclat. Les oiseaux ne connaissant pas nos références, ils balayent d’un coup d’aile notre système tempéré et ses douze sons. Aussi, pour reproduire exactement leur chant, encore faudrait-il diviser l'octave en beaucoup plus de part… tout en faisant observer que la notion d’octave n’a également ici pas lieu d’être.

Le chant d’oiseaux révèle une autre complexité, rythmique cette fois-ci. Toujours grâce à leur écoute, j’ai souvent relevé des mélodies rythmiquement très cadencées, faisant preuve de lignes mélodiques discontinues, répétitives, rompues par des silences, comme des respirations naturelles. D’autres chants, au contraire, font preuve d’une imagination débordante en utilisant pour chacun d’eux d’infimes variations aussi bien mélodique que rythmique.

Dans ce rapport avec la nature, Messiaen a composé en 1953 le Réveil des oiseaux, une espèce de document sonore en même temps qu'une composition élaborée. Notons aussi la pièce pour orchestre intitulée Oiseaux exotiques (1955). L'étude de ce langage mélodique et rythmique très complexe a poussé le compositeur à sortir des cadres rigides où les disciplines classiques avaient si longtemps maintenu leurs adeptes.


UN PETIT RAPPEL S’IMPOSE…

La rythmique en musique classique se caractérise par un partage de la durée en valeurs égales, plus ou moins longues selon l'allure lente ou rapide de la musique, mais toujours suffisamment longues pour fournir aux exécutants des points de repère nets et réguliers, visuellement figurés par la battue du chef d'orchestre.

L'unité de mesure appelée le temps se subdivise en durées plus petites, égales ou inégales selon les indications notées par l'auteur. Dans l'autre sens, les temps se groupent par deux, par trois, ou bien selon un multiple de deux ou de trois, et l'ensemble de ces temps s'appelle la mesure.

Il est important d'ajouter que, de même que la musique classique établit une hiérarchie entre les notes (tonique, dominante, sous-dominante) ainsi qu'entre les accords, elle met aussi une hiérarchie entre les temps. Les uns sont dits forts, les autres faibles. Le premier temps est toujours un temps fort, mais dans une mesure à quatre temps, le troisième l’est également.


LA NOTATION RYTHMIQUE

Face à cette notation rythmique conventionnelle, s’il existe un compositeur qui n’a pu s'en accommoder c’est bien Stravinsky. Le cher Igor a fait voler ce principe rythmique en changeant à tout instant de mesure. Par ailleurs, il l'a fait en gardant la mesure à deux temps, à trois temps, à quatre temps, mais en contrariant les rythmes qui y sont inclus par d'autres rythmes, par une division du temps totalement différente qui appelle une autre notation, d'autres barres de mesure. Pour souligner cette différence, il utilisera des accents prononcés qui signalent et qui accusent une espèce de subversion rythmique venue s'installer de force au sein de l'ordre établi.

Cette façon de procéder est extrêmement impressionnante par son caractère énergique et brutal. Elle s'inscrit naturellement dans un style dur et incisif, tout en rebondissement. Il convient admirablement aussi à un musicien dont l'écriture de ballets a été toute sa vie durant son débouché principal.

Avec Messiaen, nous n'avons pas affaire à un musicien de ballet. Comme précisée plus haut, le compositeur s'épanche sur des mélodies sans fin. C'est par son lyrisme qu’Olivier Messiaen semble être venu à l'étude d'un système de notation rythmique qui lui a permis de reproduire sur le papier tous ces jeux infiniment subtils d'allongement ou de contraction des valeurs. Le phrasé n'est-il pas autre chose que l'art de rompre le carcan des rythmes, trop strictement figurés par les signes qui ornent les partitions ?

Toutefois, l'usage des signes, dût-il sous-entendre dans l'esprit de celui qui les écrit une marge plus ou moins grande d'interprétation, exerce sur lui un minimum de contrainte… Et c'est de cette contrainte que Messiaen s'est attaché à se défaire.

Il a d'abord étudié certaines des solutions que lui proposait la rythmique hindoue et dont il a fait une application méthodique. Mais, poussant au-delà ses recherches, il a mis au point une technique de notation rythmique qui refuse le principe même de la notation classique. Messiaen part de valeurs très brèves, prises pour unité de mesure, et les multiplie librement, de telle sorte que sa musique ne peut plus se scander par un battement régulier qui contiendrait, par exemple, pour chaque temps, l'équivalent en durée de quatre doubles croches.

Ainsi, dans une mesure contenant quatre noires, en principe de valeurs égales, Messiaen donnera à l’une d’entre-elles une durée différente, en diminuant ou en augmentant par exemple sa valeur d’un quart (une double-croche). Bien évidemment, un exécutant non averti qui se trouverait devant une telle lecture rythmique n’aurait comme autre ressource que de compter mentalement le nombre de doubles croches représentées par chacune de ces noires afin de donner sa juste durée à la noire qui n'en contiendrait que trois ou cinq.

Cela conduirait également cet exécutant à une certaine gaucherie, à un jeu peut-être crispé. Mais, dans la pratique (et avec beaucoup de volonté), un exécutant entraîné pourra traduire, dans une durée rigoureusement exacte, le signe par lequel le compositeur aura précisé l'allongement ou le raccourcissement de telle ou telle valeur. Bien entendu, les chefs d'orchestre qui ne voient défiler dans leur carrière que des symphonies de Beethoven ou de Mozart auront bien du mal à se plier volontiers à cette gymnastique si particulière. Pas étonnant alors, que des orchestres se soient spécialisés dans ces lectures de rythmes dissymétriques jusqu’à en faire école.

Messiaen a couru toute sa vie après les impossibilités des modes à "transpositions limitées", comme il a couru après les combinaisons rythmiques qui se dérobent. Il est ainsi important de signaler que le compositeur a utilisé à la façon du contrepoint dit « en écrevisse » des combinaisons rythmiques « rétrogradables », c’est-à-dire des figures rythmiques qui se lisent de droite à gauche et de gauche à droite avec les mêmes successions de valeurs (à noter qu’à l’écoute, cette symétrie ne provoque rien de particulier, même pour un auditeur averti).

Telles sont, dans les très grandes lignes, les principaux éléments qui caractérisent l’œuvre d’Olivier Messiaen. Ce système, il l’avait conçu pendant les années qui avaient suivi sa sortie du Conservatoire. Dès lors, toutes les œuvres qu'il écrira découleront de cette approche personnelle.

Par ELIAN JOUGLA
(source : Pour comprendre les musiques d'aujourd'hui - Barraud)

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