ANALYSE MUSICALE



DEBUSSY, LE SYSTÈME TONAL ET SA DÉSAGRÉGATION

Claude Debussy est l’un des principaux compositeurs qui a conduit le système tonal à se désagréger. Il a volontairement mis du « désordre » dans un ordre qui était planifié depuis plus de trois siècles. Face à l’audacieux Richard Wagner s’est accompli l’irréparable, sans retour possible, même après les tentatives les plus diverses pour renouveler, replâtrer ou remplacer ce qui avait été mis par terre. Claude Debussy démontrera surtout sa volonté à réformer une harmonie qu'il jugeait trop conformiste.


LA REMISE EN QUESTION DU SYSTÈME TONAL

Du temps de Debussy, personne ne s'est guère rendu compte du véritable sens de l'événement qui venait de se produire. L'homme qui a peut-être le mieux vu le problème, c'est Hector Berlioz, aîné de Wagner. Comme le serait une annonce destinée à alerter ses semblables, le compositeur de « La damnation de Faust » et de la « Symphonie fantastique » écrivit un article polémique parlant de la lassitude « des harmonies consonantes, des dissonances simples, préparées et résolues, des modulations naturelles et ménagées avec art » ; un aveu signé qui laisse prévoir la volonté de prendre de la distance vis-à-vis du système tonal.

Dans le milieu musical, les musiciens contemporains de Wagner accusent diversement le coup. D'aucuns, fascinés par le magicien, ne peuvent retenir leur plume lorsqu'elle se souvient de ses sortilèges. D'autres, comme les Cinq Russes, réagissent vigoureusement par une opposition qui est une autre manière de lui payer tribut. Or, tous ces compositeurs découvrent un procédé qui s’accompagne d’une autorité harmonique qui prend racine à un moment de leur carrière où ils ont déjà produit une part de leur œuvre avant de subir l'envoûtement. Leur langage est ce qu'il est et leur personnalité subsiste à travers le témoignage parfois presque naïf du choc qu'ils ont reçu.

On trouve dans Lalo, d'Indy ou Chabrier des mélismes qui sont quasiment des plagiats inconscients. Mais c'est finalement plutôt la doctrine qui les asservit, qui leur impose cette formule de drame lyrique où s'enlisera une part de leur production. En fait, ils seront dans l’incapacité de tirer les conséquences de cette écriture. À cela, ils préfèrent rester ancrés dans les vieilles habitudes d'équilibre tonal dont ils ont vécu avant l'orage, sans comprendre que cette domination qui a couru durant plusieurs siècles n’en a plus pour longtemps. Ce sont les générations suivantes qui vont se trouver devant ce problème, les générations qui ont pour tâche de continuer Wagner, qui vont partir du point où il est arrivé et du point où il a amené la musique.

Continuer Wagner, n'implique pas forcément une acceptation de ses disciplines. Cela peut être le contraire, mais pour être constructive, cette opposition ne peut pas se contenter de revenir en arrière, de s'appuyer sur un académisme dépassé. L’entrée en scène de Claude Debussy va créer cette nouvelle subversion. Le compositeur français ne se sacrifie pas à cette sorte d'anarchie harmonique telle qu'elle se manifeste dans 'Tristan et Isolde'. Son art de la modulation est plus mesuré, plus équilibré ; ce qui ne signifie pas que le système tonal sortira de ses mains rétabli dans ses anciens privilèges !

La volonté de Debussy est de remettre en question l'échelle sur laquelle tout le système tonal a été édifié. Sans doute n'est-il pas le premier à avoir réintroduit dans la musique les modes médiévaux, antiques, voire orientaux qui en avaient été chassés par l'impérialisme du mode. Berlioz, le premier, dans le « Dies irae » de la ‘Messe des morts’ y a recours. Même Beethoven y pensait beaucoup à la fin de sa vie.


L’APPORT DE CLAUDE DEBUSSY

Ce sentiment d’ouvrir la musique à des couleurs fascinantes ou étranges a souvent été freiné pour des raisons qui ne sont pas toujours liés au désir des compositeurs, mais à leur audace de se révolter, à des époques où justement l’audace était perçue comme une révolution dont il fallait étouffer les excès. Au fond, il importe peu de rechercher à quel musicien revient plus particulièrement le mérite de tel ou tel pas en avant et, si cela a une quelconque importance pour quelqu’un, un scrupuleux musicologue soucieux de rendre à César ce qui est à César s’en est peut-être déjà chargé !

Ce qui nous intéresse ici, c’est de mieux comprendre l’héritage dû à Debussy.


Là où il est question de note sensible...

La première observation que je puisse faire est sa volonté d’échapper le plus souvent de cet esclavage qui se résume à la note sensible. La note sensible, c'est cette note située à la dernière note de l'échelle et qui correspond au septième degré. En Do majeur, c'est la note si.

L'instabilité de cette note si vient de son attraction particulière pour celle qui suit, située à l'octave de la tonique, c'est-à-dire le do supérieur. Un demi-ton sépare seulement la note si de celle du do à l’octave. Ce demi-ton est comme une souffrance, un appel à poursuivre pour l’oublier. En d’autres termes, la note sensible veut absolument résorber ce demi-ton.

Toute la musique classique est saturée de cette nostalgie ; elle l'est au point de n'avoir pu se résoudre à la perdre, même dans ses tonalités mineures ! Ce qui a conduit, pour respecter la soi-disant logique et pourtant contraire à la loi naturelle, de monter dans le ton de La mineur (ton relatif du Do majeur), la note sol au sol #. Or, dans ce cas, si le septième degré a bien la petite distance désirée de l'octave du premier (le demi ton sol # - la), du même coup le sixième degré de la gamme - la note fa - s’éloigne, créant entre eux un nouvel intervalle à consonance orientale (fa – sol #) qu'on appelle couramment une seconde augmentée.

Pour bien faire comprendre ce besoin qu'ont éprouvé jadis les musiciens, il faut rappeler l’importance de la constitution des accords parfaits de trois sons sur chacun des degrés de la gamme. Cette opération, justifiée par les lois de la résonance, ne pose aucun problème sur les six premiers degrés de l'échelle. Or, lorsqu'on arrive au septième degré, c'est-à-dire au si en partant de do, rien ne va plus…

Exemple 1

La quinte du si est un fa #, alors que nous devrions avoir à sa place un fa naturel en restant sur la gamme diatonique de Do majeur. Dans ce cas, la quinte (juste) devient une quinte diminuée, or la quinte diminuée est un intervalle instable, parce que naturellement dissonant. L’intervalle en question tend à vouloir se résoudre sur autre chose et cette autre chose, c'est la consonance de tierce que l’on rencontre lorsque chacun des deux sons de cette quinte diminuée franchit un demi-ton dans la direction de l'autre (exemple 1).

Le plus étonnant dans l’histoire, c’est qu’en utilisant l’intervalle de quinte diminuée « si - fa » et que nous le renversions, l’attraction devient dès lors une répulsion ; devenu une quarte augmentée « fa –si », l'intervalle tend à résoudre sa dissonance en éloignant chacune des deux notes d'un demi-ton vers le bas et vers le haut (« fa – si » devenant « mi – do ») (exemple 2).

Exemple 2


Là où il est question des modes médiévaux...

Ces phénomènes d'attraction ou de répulsion qui interviennent entre le septième degré (si) et le quatrième (fa), ce sont précisément ceux que l’on rencontre en utilisant l’accord de septième et qui devient de fait le plus puissant agent de consolidation de la tonalité à laquelle il appartient. Par exemple, l’accord de Sol 7 qui se résout en cadence parfaite sur l’accord de Do majeur.

Cette attraction dominante/tonique provoquera un besoin chez les musiciens classiques de conserver la note sensible, même quand les tonalités sont mineures, quitte à devoir introduire dans la gamme la seconde augmentée définie plus haut. C’est de cette différence d’éducation musicale, si chère à un Mozart ou à un Beethoven, que des musiciens à cheval entre la fin du 19e et le début du 20e siècle naîtra ce rejet de la seconde augmentée dans la gamme mineure harmonique ou de cette note sensible obtenue artificiellement.

Debussy en désirant supprimer cette sensible, ne fera que rétablir les droits au mode médiéval, au mode du plain-chant. Et, puisqu'il adopte celui-là, pourquoi ne pas faire de même avec d'autres opportunités harmoniques ?

La difficulté rencontrée avec les modes anciens est d'harmoniser très facilement selon les mêmes recettes que le mode de Do, car ils ne présentent pas d'intervalles créant les mêmes tensions harmoniques, même s’ils ont une couleur poétique personnelle. En revanche, ils comportent des traitements polyphoniques qui rajeunissent l'arsenal des vieilles formules. Par exemple, ils permettent d'enrichir le langage modulant en faisant, non seulement des modulations de tonalité, mais aussi des modulations de mode.

La grande force de Debussy est d’avoir su manier avant les autres ce langage modulant avec une grande souplesse. À titre d’exemple, son 2e Nocturne (Fêtes). Le compositeur nous indique, par les quatre bémols qu'il met à la clef et par la quinte « fa – do » qu'il attaque à vide dès la première mesure, que nous sommes en Fa mineur. Mais, à la troisième mesure, la gamme montante par quoi s'amorce le thème principal du morceau comporte un ré naturel et non un ré b, ce qui nous indique qu'il s'agit là du mode de ré ou mode phrygien (Exemple 3).

Exemple 3

Plus loin, nous entendons une modulation très conclusive en Ré b majeur, mais avec un sol naturel, ce qui évoque le superbe mode de fa (mode mixolydien) où le quatrième degré est un demi-ton plus haut que dans le mode de Do (exemple 4).

Debussy ne s'est pas contenté d'introduire dans la musique la sensibilité modale. Il a été séduit également par certains modes d'Extrême-Orient, et spécialement javanais, dont il avait eu la révélation à l'Exposition universelle de 1889. Ce mode figure par exemple dans Nuages.


CLAUDE DEBUSSY : NUAGES

Comme d'autres gammes d'Extrême-Orient (chinoises, balinaises, etc.), il n'utilise que cinq sons au lieu de sept, d’où le nom de gamme pentatonique (« penta » signifiant cinq). On obtient une gamme pentatonique, du type javanais, mais utilisé à la « sauce » Debussy, en attaquant l'une après l'autre sur un piano les cinq touches noires comprises dans une octave.

Exemple 4

D'autres musiciens ont suivi son exemple, notamment Maurice Ravel dans « Laideronnette, Impératrice des Pagodes », que l’on peut entendre dans 'Ma Mère l'Oye'. Mais le coup le plus grave porté par Debussy à l'échelle classique du mode de Do - et par voie de conséquence au système tonal -, réside dans l'intervention d'une gamme si délibérément hérétique qu'à une époque plus lointaine elle lui aurait certainement valu d’être répudié ou pire. Il s'agit d'une échelle de six notes seulement, comprises dans l'octave, et qui sont toutes à intervalle d'un ton entier les unes des autres. On l'appelle la gamme par tons, gamme hexaphonique ou encore gamme unitonique.

Pour faire simple, il existe deux gammes hexaphonique. La première part de do : "do, ré, mi, fa #, sol #, la #, (do)", et la seconde de do # : "do # ré #, fa, sol, la, si, (do #)", ni plus ni moins !

Remise dans le contexte de l'époque, ce mode devait être bien plus étrange qu’aujourd’hui, nous qui avons connu depuis le dodécaphonisme et autres folies passagères concernant l’utilisation des dissonances. Mais du temps de Debussy, l’étrangeté sonore de cette gamme fut si forte qu'elle ne pouvait prétendre remplacer l'échelle des sept sons du mode de Do ou des modes médiévaux.

À cause de cette audace à vouloir déstabiliser le mode majeur, Debussy mettra tout le principe tonal en mille morceaux. La gamme par ton met la tonalité en déroute. Elle n'a aucun point d'accroche avec les modes majeurs et mineurs. L'accord parfait de Do : « do - mi - sol », devient : « do - mi - sol # ». Par conséquent, l'intervalle de quinte que nous avons évoqué comme étant l'assise puissante du système tonal disparaît complètement. Sur les six degrés de la gamme par tons, on ne peut construire que des accords identiques entre eux, puisqu'ils sont faits de la superposition de deux tierces majeures et non plus, comme dans le mode de Do, de deux tierces inégales donnant des accords tantôt majeurs ou mineurs, et même un diminué.

L'écart « do – sol # », prend le nom de quinte augmentée. Or, à l’usage, la quinte augmentée est difficile à manier, voire monotone quand elle est systématiquement et exclusivement employée. Néanmoins, cet intervalle a joué son rôle en contribuant à la perte progressive de la sensibilité tonale chez les musiciens et même dans le public. Pour bien comprendre l’audace de Debussy il suffit d’écouter le prélude Voiles et sa gamme par tons.

Par PATRICK MARTIAL


CLAUDE DEBUSSY : VOILES

À CONSULTER

NOTES SENSIBLES ET GAMMES PARTICULIÈRES

LES GAMMES SYMÉTRIQUES


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