HISTOIRE DE LA MUSIQUE : LES PIANISTES DE JAZZ
Rêveur obstiné, John Lewis était un pianiste qui décortiquait chaque note pour en tirer le maximum. Son jeu, teinté de lumière et de silence, flottait entre ciel et terre. C'était un poète pointilleux qui brûlait des mélodies incisives malgré une apparence douce et heureuse. D'un classicisme presque inconditionnel, il a réussi à être en même temps un interprète proche, par certains côtés, de Count Basie. John Lewis est le fondateur du "Modern Jazz Quartet" qui se situe à la croisée des chemins du style cool et des formes empruntées à la musique occidentale. Rompu au répertoire "classique", John Lewis n'a eu de cesse de rechercher cette association, en affrontant le problème de l'éternel "thème et variations" et de sa relation "thème et solos". Parallèlement à sa carrière de scène, il fut également un professeur de piano reconnu et un compositeur de musique de films.
© Verhoeff, Bert / Anefo - John Lewis (1977)
Doté d'une profonde culture musicale classique et jazz, John Lewis est surtout connu pour avoir été un pianiste subtil, au toucher délicat et un accompagnateur à la sensibilité extrêmement développée. Pour s'en rendre compte, il faut l'écouter auprès de Charlie Parker (Parker's mood) ou de Miles Davis (Tune Up). Il a toujours su garder en lui la simplicité, la spontanéité et le swing des grands pianistes de jazz.
JOHN LEWIS - DJANGO
John Lewis est également un arrangeur et compositeur émérite, sans oublier le rôle central qu'il a mené avec le Modern Jazz Quartet. Cet ensemble, composé d'anciens musiciens du grand orchestre de Dizzy Gillespie, a atteint pendant une dizaine d'années les plus hautes cimes de la renommée. Malgré la part essentielle qui revient à Milt Jackson, John Lewis est vraiment le créateur, le moteur du Modern Jazz Quartet. Entouré de ses trois compagnons, John Lewis s'est efforcé de construire un quartet qui vibre dans un même univers sonore, réalisant ainsi une communion bien rare dans le monde du jazz. Cela lui a permis, non sans une certaine coquetterie scolastique, telles de séduisantes allusions aux formes européennes classiques, de tenter une rénovation de l'esprit de création collective.
Adulé par l'amateur de musique classique, pour ses couleurs pseudo classiques et non agressives, le Modern Jazz Quartet se présentait au public avec beaucoup d'élégance. Le groupe exposait ces thèmes avec la délicatesse propre aux musiciens classiques, tout en restant un pur produit émanant du jazz, que ce soit au niveau du phrasé, du rythme et de la place prise par l'improvisation, omniprésente, grâce aux interventions généreuses de Milt Jackson.
Le résultat en était musicalement très aéré tout en favorisant une esthétique poussée et tout en observant de nombreuses sautes de niveau, entre les solos improvisés, les exposés et les interludes arrangés en contrepoint ou fugues. Avec le Modern Jazz Quartet, il y a plus souvent place à de la juxtaposition qu'à de l'enchaînement mélodique. C'est pour ces raisons, que la formation, en son temps, ne fit pas l'unanimité. Renonçant aux principes établis par le jazz de l'époque, comme l'apprentissage d'un jeu tout en décontraction ou l'utilisation de thèmes simplistes, le Modern Jazz Quartet a ouvert incontestablement une voie dans l'ère du jazz moderne, une voie qu'aucun jazzman ne peut aujourd'hui véritablement ignorer.
Le succès du Modern Jazz Quartet s'est prolongé dans le temps grâce à la valeur musicale de ses compositions et de ses nouvelles sonorités, mais également pour l'élégance de ses musiciens, séduisant parfois un public peu habitué aux scènes "jazz". Cet esthétisme musical, cette approche non conventionnelle du genre leur a valu de sévères critiques de la part d'un certain public blanc, plus accoutumé à voir dans la musique jazz, une musique "folklorique", une musique populaire aux capacités limitées. Néanmoins, le talent et la subtilité du quartet ont permis la réalisation de ravissantes petites œuvres : Concorde, Versailles, The Queen's fancy, de tableaux de genre travaillés en profondeur, spanessa, Sait-on jamais, ou d'excellents morceaux de jazz tout court : Django (en hommage à Django Reinhardt), Bluesology, La Ronde, Trieste.
Officiellement dissout en juillet 1974, le MJQ se reformera peu après pour des tournées occasionnelles, puis régulières à partir du début des années quatre-vingt.
Dicographie selective : spanessa (1956), The Modern Jazz Quartet (1957), One Never Knows (1957), Third Stream Music (1957, 1959-1960), The Modern Jazz Quartet and Orchestra (1960), The Comedy (1962), A Quartet is a Quartet is a Quartet (1963), In Memoriam (1973), The Last Concert (1974) et Together Again (1982).
À la tête de différentes formations symphoniques, la plupart du temps avec le concours du chef d'orchestre et compositeur Gunther Schuller, John Lewis a essayé de donner vie à ce fameux "troisième courant" ("third stream music"), médiatrice entre le jazz et la musique classique. L'illusoire tentative de réunir l'univers classique et celui de l'improvisation dans des œuvres composites a tenté de nombreux musiciens des deux côtés de l'Atlantique, et John Lewis, attiré très tôt par l'écriture de la musique dite "savante", ne pouvait passer à côté de cette alchimie musicale.
Dans les années cinquante, il était difficile d'échapper au clivage entre une musique de jazz marginale, contestataire et issue des bas-fonds et celle d'une musique officielle blanche, figée dans ses préceptes, son bien-fondé et le bon goût de ses traditions scolaires. Gunther Schuller, Gary MacFarland, George Russel, sans oublier Charles Mingus ou Ornette Coleman étaient tous des instrumentistes et arrangeurs familiers de ces deux univers qui semblaient irréductibles.
Au seuil des années 1960, la scène du jazz s'était radicalement transformée et l'émergence du "free jazz" avait signifié aux yeux de beaucoup de musiciens un point de non-retour. Ornette Coleman, précisément un des grands prophètes du free jazz, fut d'une certaine manière associée au "troisième courant". Gunther Schuller, le célèbre compositeur et musicologue d'exception, n'avait pas hésité à faire appel à lui à l'occasion de plusieurs enregistrements et Schuller fut même un des premiers et des plus acharnés défenseurs d'Ornette Coleman face à une critique spécialisée qui dans sa majorité lui déniait toute valeur musicale (François Billiard - Les chanteuses de jazz)
Pour insolites que soient ces rencontres, elles sont préférables aux exécutions capitales que certains commerçants peu scrupuleux ont fait commettre à des jazzmen empressés de swinguer les maîtres classiques. La dizaine de disques qui se réclament de ce troisième courant sont loin d'être concluants, les tentatives ayant été dispersées. Certaines œuvres ne sont que de petits pastiches fugués sur des thèmes antiques ; d'autres, plus ambitieuses, se réclament de Bartók, de la musique atonale ou sérielle, voire des musiques électroniques et concrètes.