ANALYSE MUSICALE



LE PIANO PRÉPARÉ, IL EN EST QUESTION SUR ‘PIANOWEB’

Même si l’on attend d’un pianiste qu’il joue sur les touches de son clavier, des compositeurs ont développé au cours du 20e siècle d’autres façons de penser l’instrument et de s’en servir, comme si celui-ci avait déjà tout donné et qu’il devenait nécessaire d’agir autrement pour élargir son horizon…


LE PIANO PRÉPARÉ, L'HISTOIRE D'UN CONTEXTE

Le 20e siècle est celui qui a essoré la transmission entre un monde acoustique et un monde électrique. Depuis la désagrégation de la tonalité, tout devenaient possible. Les repères cadenassés par des siècles d'écriture musicale avaient sauté. Les compositeurs les plus audacieux osaient l’impossible et repoussaient les frontières de l’inacceptable.

Ce qui domine et oriente surtout l'ensemble de la musique, du moins dans la première moitié du 20e siècle, c'est son rapport avec l’harmonie. L’accentuation d’une dissonance marquée et son acceptation par une majorité d’auditeurs expliquent bien des comportements de la part d’un grand nombre de compositeurs. Même les plus « prudents », ressentant que la musique écrite était parvenue à un tournant, n’y seront pas farouchement opposés.

Avec quelques années de retard, les musiciens de jazz finiront par adopter, eux aussi, une autre attitude. Au tournant des années 60, certains suivront cette route qui s’écarte du « bon chemin » en produisant une musique débridée que l’on nomme « free jazz ». Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de ce langage, si ce n’est quelques effets appuyés que certains jazzmen incorporent de temps en temps dans le fil conducteur de leur improvisation.

© Hara Alonso - Exemple d'un piano préparé avec vis et isolant.

Dans ce lot d’incertitudes et d’expériences inachevées, le piano, par sa place dans l’échiquier des instruments conducteurs, était tout désigné pour vivre d’intenses expériences. Alors que son tempérament continuait d'être débattu par d'éminents spécialistes, de « réguliers » à « irréguliers », le pire allait arriver avec le piano préparé en offrant aux plus audacieux compositeurs américains la possibilité d'entrer au cœur de l'histoire de l'instrument en bouleversant sa sonorité par des moyens techniques parfois inavouables. Citons le précurseur Charles Ives, à qui l’on doit entre autres l’usage du cluster (si cela vous intéresse, rapprochez-vous du compositeur Henry Cowell), puis les compositeurs de musique minimaliste : John Cage, Steve Reich et La Monte Young, sans oublier Conlon Nancarrow et ses œuvres pour piano mécanique.


LA MONTE YOUNG : 'THE WELL TUNED PIANO' (1964 – extrait)

Avant l'apparition des premiers claviers électroniques fiables, tous ces musiciens considéreront le piano comme un objet d’étude sonore contribuant à lui donner un autre rôle que celui pour lequel il avait été pensé au départ. Dans l’histoire de la musique du 20e siècle, les différentes expérimentations musicales que subira l'instrument éveilleront plus de curiosité que de désapprobation. Contre vent et marée, le piano conservait son cap original ; la majorité des compositeurs pensant toujours « piano » en suivant les préceptes étudiés au conservatoire.

Les démarches et les méthodes pour accroître son potentiel sonore sont restées et restent encore marginales. Toutefois, il reste évident que si les instruments acoustiques n’avaient pas été confrontés à partir des années 50 à l’apparition des premiers instruments électroniques, aux premiers ordinateurs et aux bandes magnétiques, peut-être que de nombreux instruments acoustiques, et pas seulement le piano, auraient vécu d’importants bouleversements concernant leur lutherie et mécanismes ; sans compter leurs mises en relation avec des techniques inconnues… ce que confirma des années plus tard l’arrivée du numérique.

De nos jours, le piano préparé (par intrusion d’objets) est dans une sorte de statu quo depuis que les signaux sonores sont enregistrés par micros de contact et traités par des logiciels sur ordinateur. Ces moyens ont permis de repousser les limites acoustiques de l’instrument, comme en témoigne l’album PC Pieces de Laurent de Wilde et Otisto 23 paru en 2011. Dans ce cas, tous les sons provenant du piano sont capturés, modifiés et amplifiés sans perte de qualité. Mieux encore... D'une simple frappe sur le bois du piano peut surgir une percussion très réaliste. Rien n’empêche également de passer le son de l’instrument par des filtres comme le delay, le phasing voire la distorsion, de prolonger sa résonance naturelle ou de faire appel à du larsen (ce que fera John Cage bien des années avant l'apparition du numérique dans Electronic Music for Piano en 1964).

Si le numérique permet d'ouvrir de nouvelles voies dans le domaine de la créativité, il a surtout « l’intelligence » de rapprocher deux univers qui, au départ, n’avait pas été conçu pour se rencontrer : l'acoustique et l'électricité. Pour de nombreux musiciens, notamment chez les claviéristes, le synthétiseur est resté longtemps l’arme fatale, le seul instrument capable d’innover dans le domaine de la création sonore. Mais aujourd'hui, le numérique est là. Ses nouveaux outils et ses formidables développements sont désormais acceptés par une majorité de pianistes. Des expériences sonores qui associent piano et numérique continuent de se développer, notamment dans le jazz. Espérons seulement que ces tentatives ne sont pas le résultat d’une mode sans lendemain, mais au contraire un vrai défi dans la façon d'associer le son du piano et la composition.


AU CŒUR DU 20e SIÈCLE ET DE SES PRÉPARATIFS

De nos jours, écouter le son d’un piano avec la résonance de ses cordes étouffée par un ruban adhésif ou un pianiste pinçant les cordes avec ses doigts en plein milieu d’une œuvre ou d’une improvisation ne choquera personne, mais dans la première moitié du 20e siècle, le son d’un piano préparé scientifiquement était censé offrir à l’auditeur un voyage sonore inédit...

Comme entrée en matière, un premier exemple nous est donné avec The Banshee, composé par Henry Cowell en 1925. Il ne s’agit pas encore de piano préparé, mais simplement d’une exploitation sonore des cordes du piano à l’état brut, sans aucun préparatif d’aucune sorte. Tandis qu'un pianiste appuie constamment sur la pédale forte pour soulever les étouffoirs, un autre pianiste se place à l’arrière du piano à queue et fait glisser ses doigts horizontalement le long des cordes. Des sons irréels, cosmiques ou profonds, des voix et des pleurs surgissent alors de l’instrument.


HENRY COWELL : 'THE BANSHEE' (1925) - Robert Miller, piano

L’une des premières expériences de piano préparé, on la doit au compositeur américain John Cage qui enregistrera en 1940 Bacchanale composée à l’intention d’une danseuse. Suivront du même compositeur Roots of an Unfocus et The Perilous Night en 1944. Ce genre d’expérience sonore, comme toutes les autres, ne partira jamais du point zéro et sera le fruit de diverses influences. Pour Cage, il y aura Arnold Schönberg (inventeur du dodécaphonisme), Anton Webern (musique atonale) et Erik Satie.

John Cage s’est toujours défendu d’aborder la composition par le biais d’une recherche harmonique tous azimuts ; le compositeur n’a jamais caché son incapacité à traduire harmoniquement ce que d'autres pensent et exécutent avec art. Toutefois, ce « maillon faible » lui a permis de se rapprocher du son et plus exactement du bruit qui est devenu pour lui son principal domaine artistique. Grâce à cette approche scientifique de la composition du son et de son évolution dans le temps, Cage s’est transformé en expérimentateur et a échappé, de fait, à la science des harmonies, à l’usage du contrepoint et aux limites de la tonalité.

© The New York Public Library. - John Cage préparant le piano (années 1950)

Quand le bruit devient opérant, il entre dans le monde de la musique sans devenir un corps totalement étranger. Un compositeur, confronté comme John Cage aux bruits, oriente ses recherches autrement. Cependant, dans ce qu’il est convenu d’appeler désormais un son, le musicien ne peut échapper au rythme, car le rythme reste toujours l’élément central à toute création sonore.

Dans The Perilous Night (1944), chaque son de piano émis devient une percussion agressive, un « coup de poing » dans le temps qui s’enfuit. Des corps étrangers sont installés entre les cordes (vis) et modifient le son du piano sans le dénaturer complètement. L’instrument conserve sa « racine sonore ». On perçoit très bien l’origine du son du piano, notamment dans les basses, alors qu’en se dirigeant ver l’aigu, les harmoniques sont dénaturées, parfois mêmes enrichies suivant la méthode de préparation utilisée.


JOHN CAGE : 'THE PERILOUS NIGHT' (1944) - Tzenka Dianova, piano

JOUER SUR UN PIANO PRÉPARÉ

Dans cette approche singulière, il n’est pas question de revisiter un répertoire existant, mais au contraire de créer des œuvres en fonction de la sonorité de l’instrument préparé. Dans sa Sonate pour Piano Préparé (1948), le son du piano de John Cage est parfois proche d’un gong ou d’un métallophone comme le saron des orchestres gamelans. Cette démarche créative est bien différente de l’utilisation du synthétiseur qui est pour un compositeur un centre de recherche sonore qu’il adaptera en fonction de ses objectifs et de l'arrangement de l'œuvre, du son soliste au son d’ensemble en passant par différents effets (filtres). Contrairement à un instrument préparé, le compositeur peut planifier la texture sonore à sa convenance, jusqu’à obtenir le « grain » désiré ou à défaut très proche.

Fondamentalement, sur un piano préparé, rien ne change concernant le jeu sur le clavier, seul le son est à même de perturber le pianiste qui, innocemment, posera ses doigts sur celui-ci. Souvent, ce n’est qu’une petite partie de la tessiture de l’instrument qui est techniquement modifiée. Toutes les autres cordes conservent leur résonance pleine et naturelle, ce qui permet de confronter par alternance ou juxtaposition les deux sonorités.

Le piano préparé peut également s'accompagner de tout un « cérémonial technique » : l’intervention des doigts du pianiste qui pincent les cordes ou sa main qui frappe la ceinture pour en tirer un son de percussion ; l'enfoncement de la pédale forte pour dégager les étouffoirs et se servir de l'instrument comme d’une harpe en faisant glisser ses doigts sur les cordes (Aeolian Harp de Henry Cowell – 1923) ou encore l’adjonction de punaises placées sur les marteaux (Incidental Music for Corneille’s Cinna de Lou Harrison – 1957). Il est clair que face à de tels procédés, l’image sonore du piano ne pouvait être que déstabiliser après plusieurs siècles d’utilisation si bien préservés... Et comment ne pas préparer son répertoire, si sagement installé, à vivre aussi autre chose !


JOHN CAGE : 'SONATES N° 1, 2, 3, 5 POUR PIANO PRÉPARÉ' (1964)

LE PIANO PRÉPARÉ AU SEIN DE L’ORCHESTRATION

L’autre donnée qui a son importance est l’intégration du piano préparé au sein d’un « orchestre conventionnel ». Ce mélange ne va pas de soi, car il existe un contraste saisissant entre le « son naturel », celui de l’orchestre, et « le son travaillé », celui du piano préparé. Par exemple, dans le cas du Concerto pour piano préparé et orchestre (John Cage – 1957), ce sont les aspects de la musique contemporaine qui s’expose. L’écriture est constituée de ponctuation sonore, dans une conversation éclatée entre le piano préparé et l’orchestre. L’œuvre ne consiste pas nécessairement à faire entendre un continuum sonore avec ses développements comme cela existe dans de nombreuses orchestrations, ici ce sont souvent des fragments dissonants qui sont exploités et qui se répondent pour créer un dialogue. Sans ligne conductrice apparente, il y a donc place pour des dissonances et des ruptures de tons aux allures très contrastées.

Des questions se posent : "Peut-on alors associer ce type d’œuvre à du bricolage ?". "Existe-t-il une limite, un cap à ne pas franchir ?" Nous pourrions sans aucun mal illustrer cela à travers la musique de films qui, pour répondre à l’action d’une scène, « déchiquette » la conventionnelle écriture en la morcelant d’effets sonores. De la part des compositeurs classiques, la musique de film a été considérée comme une réponse à toutes les musiques préexistantes. On y retrouve de la musique traditionnelle, de la musique ancienne, des écritures symphoniques dans le genre « Rachmaninov » ou de la musique contemporaine genre « Pierre Boulez ».

À titre d’exemple amusé, citons un passage de la musique du film Les Tontons Flingueurs où le compositeur Michel Magne brasse large en utilisant le jazz, la « musique yéyé » mais aussi la musique contemporaine qu’il pastiche. Ce passage atypique peut être entendu dans la scène où l’on voit Claude Rich, étudiant et compositeur d’avant-garde à la recherche de l’anti-accord absolu, s’opposer à Lino Ventura qui, visiblement, ne comprend rien à ce qu’il fait avec « ces instruments de ménages » !


MICHEL MAGNE : 'MUSIQUE DE L’ANTI-ACCORD ABSOLU' (issue du film Les Tontons Flingueurs – 1963)

Mis à part cette parenthèse illustrée et cocasse, considérer que la musique de film est un genre basé sur de la récupération serait toutefois une erreur à ne pas commettre !

Face à un « orchestre conventionnel », une solution plus logique et plus ouverte serait de réunir piano préparé et instruments insolites. Les objets du quotidien pourraient alors s’associer et constituer une sorte de famille d’instruments improbables, mais capables de produire tout un ensemble de nouveaux sons. L’arrivée de Pierre Schaeffer dans le paysage sonore de la musique concrète allait ouvrir la voie à un genre musical en lien avec les techniques électroacoustiques, et des compositeurs comme Pierre Henry et Olivier Messiaen l’adopteront un temps.

Désormais, le piano préparé devenait un élément parmi d’autres, d’autant que les nouvelles techniques d’enregistrement utilisées ne faisaient pas que de la figuration. La musique concrète est une musique non délimitée, abstraite dans sa construction, et qui réclame surtout des « oreilles neuves » pour arriver à faire la part des choses. Face à cette « musique incongrue », le piano dans sa compensation entre timbre harmonique et timbre dynamique devenait bien peu de chose.

Pour conclure, soulignons aussi le rôle joué par le piano mécanique (à rouleau). Son fonctionnement proche de l’orgue de barbarie avec sa fonction automatisé par carte perforée permet de mettre au point des répertoires spécialement étudiés, parfois complexes, avec des usages de polyrythmie si poussés qu’il rend impossible l’exécution par un pianiste (Études pour piano préparé de Conlon Nancarrow – 1960).

par ELIAN JOUGLA (Piano Web 07/2021)


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