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Le légendaire fabricant Steinway lance une série limitée ornée d'un diamant, pour fêter son 600 000e exemplaire. Aperçu de l'inimitable touche maison à Hambourg, où naissent depuis cent trente-cinq ans les plus prestigieux instruments de concert du monde.
C'est un diamant que vous ne porterez jamais au doigt. Serti d'or, il brille dans son écrin de Macassar, un bois précieux d'Indonésie, et orne le premier d'une série de pianos qui vont bientôt conquérir les mélomanes fortunés de Chine ou du Qatar - deux des marchés les plus prometteurs pour Steinway & Sons. Ces bijoux en série limitée, les "Crown Jewels", sont à la musique ce que les Phantom sont aux Rolls-Royce, un mythe dans le mythe - compter 100 000 euros pour la moins chère de ces merveilles ! Nul besoin de maîtriser son solfège pour s'émouvoir devant un Steinway, que plébiscitent 9 concertistes sur 10 depuis Liszt et Rachmaninov.
Ce matin, dans cette banlieue de Hambourg où pianote le crachin de l'hiver, l'usine ouvre ses portes à la presse française - un privilège fort rare. Sans doute le soutien médiatique de stars telles que Lang Lang, Hélène Grimaud ou Billy Joël ne suffit-il plus pour résister à la concurrence de rivaux asiatiques de plus en plus puissants, Yamaha en tête. Et le rachat de la vénérable maison par John Paulson, en 2013, a créé aussi une certaine pression.
Ce milliardaire américain mélomane, un pro des hedge funds célèbre dans son milieu pour avoir, en 2007, réalisé le plus gros profit de l'histoire des transactions financières, entend bien assurer l'avenir de ses berlines musicales. Un vrai pari, quand on sait que l'industrie du piano, en Europe et aux États-Unis, a subi un decrescendo de 60 à 70 % en vingt ans.
D'autres marchés prennent le relais et le nombre de pianos vendus dans le monde resterait à peu près constant, de l'ordre de 300 000 chaque année, selon Werner Husmann, l'un des deux dirigeants de Steinway à Hambourg : "Nous souffrons peu de la morosité actuelle : d'abord parce que nous fabriquons des produits à très forte valeur ajoutée, ensuite parce que nous occupons un marché de niche. Nous ne restons pas assis sur nos lauriers. Les 9 000 pianos que nous fabriquons chaque année se sont certes beaucoup moins vendus en Europe, mais toujours davantage en Asie. En Chine, pays peuplé d'au moins 20 millions de pianistes amateurs, notre chiffre d'affaires progresse de 10 % par an. Même chose au Qatar et, depuis peu, au Kazakhstan, en Azerbaïdjan et au Nigeria."
La vente, en mars 2013, du Steinway Hall de New York, a pourtant résonné comme un retentissant bémol... "La crise des subprimes a fait fuir nos locataires de cet immeuble, certes iconique, mais qui nous coûtait un demi-million de dollars par an. Nous sommes actuellement dans une période de transition et cherchons un local plus moderne, toujours à Manhattan. Nous ne sommes pas "en souffrance" et ne l'avons jamais été. Notre actionnaire ne désire pas communiquer de chiffres précis, mais je peux vous affirmer que Steinway affiche une belle marge bénéficiaire, bien supérieure à 10 %."
Comme bien des belles histoires, le début est très modeste, façon conte de Grimm. Le héros, Heinrich Steinweg, naît en 1797 dans un petit village près de Göttingen. Ses frères meurent à la guerre, ses parents sous les décombres de leur cabane frappée par la foudre. Seul rescapé, le jeune et pauvre orphelin devient menuisier au service du duc de Brunswick et découvre le pianoforte. C'est dans sa cuisine, en 1836, qu'il construit son premier piano à queue, avant d'embarquer pour l'Amérique. Après ses débuts difficiles d'immigrant flanqué d'une famille nombreuse, Heinrich Steinweg devient Henry Steinway et lance sa fabrication de claviers made in America.
© Winterthur Museum Library, Pennsylvanie - La manufacture Steinway & Sons à Manhattan (extrait de Steinway & Sons - Manufacturers of Grand, Square & Upright Pianofortes, 1881 source : www.pianosesther.be/Steinway.htm)
Le premier d'entre eux est aujourd'hui exposé au Metropolitan Museum de New York. La suite n'est qu'une longue success story, rythmée par des prouesses techniques, telle l'invention d'un système permettant de croiser les cordes - petite révolution technique destinée à mieux répartir les tensions et à augmenter la taille des marteaux, ce qui se révèle une véritable aubaine à l'époque du romantisme, où des musiciens virtuoses et véhéments tels que Franz Liszt cassent plusieurs cordes et marteaux par concert.
Sur la 14e Rue, Henry et son fils William ouvrent d'immenses halls d'exposition et même une salle de concert de 2 000 places (deux fois la salle Gaveau !), qui accueille le New York Philharmonic. Jusqu'à la création de Carnegie Hall, en 1891, ce sont donc des menuisiers allemands qui règnent sur le gotha musical new-yorkais. Un village Steinway, comprenant une nouvelle usine (toujours en activité aujourd'hui), une poste et une bibliothèque, se construit à Long Island.
Pour répondre à la demande du Vieux Continent, le second atelier ouvre à Hambourg, en 1880. Dans ce parcours mené allegro, les Steinway démontrent aussi un talent commercial précurseur. Leur première campagne de pub est soutenue par Richard Wagner et Franz Liszt, ni plus ni moins et relayée par le lancement d'artistes Steinway, opération offrant à des pianistes prestigieux une grande tournée de concerts, tous frais payés. La consécration vient en 1902, avec la livraison du 100 000e piano réservé à la Maison-Blanche (le 300 000e le remplacera en 1938).
© Steinway - Dans les ateliers...
À l'entrée des ateliers hambourgeois trône le portrait de Henry, le fondateur. "Il faut environ un an pour fabriquer un piano Steinway, car 80 % du travail est toujours fait à la main", s'enorgueillit Sabine Höpermann, la responsable de la communication qui guide la visite. En fait, la gestation dure trois ans, si l'on tient compte du temps de séchage des bois. Dans un vaste hangar au parfum de forêt d'automne, palissandre et pommier des Indes, acajou pommelé américain, hêtre et épicéa vieillissent tranquillement.
À côté, l'étape de la fabrication commence. Quatre ouvriers encollent et superposent des feuilles d'érable, les enroulent contre un moule en forme de piano à queue. S'ensuit un concert cliquetant de plaques de spanes et de chaînes énormes destinées à comprimer cette ceinture de bois. Deux heures plus tard, celle-ci ira rejoindre ses sœurs à la cave. Au terme d'un séchage de cent jours seront ajoutées quelque 12 000 pièces : table d'harmonie, chevalets, cadre en spane, cordes et clavier.
Dans ce temple de la haute couture pianistique, membre d'un club fermé qui ne réunit plus que quatre ou cinq grands noms tels que Bechstein, Bösendorfer et Fazioli, presque tout est fabriqué "maison". L'entreprise possède sa propre fonderie, a racheté son fournisseur de claviers, et si les cordes d'acier viennent de l'extérieur, celles des touches les plus graves, gainées de cuivre, sont faites ici, à la main, une par une.
Le voyage des pianos se poursuit au dernier étage, royaume des "harmoniseurs". Isolés dans leur cellule insonorisée, ces accordeurs ultraspécialisés peaufinent le réglage acoustique, avant l'audition finale par "l'Oreille". Ce surnom désigne une star discrète, capable non seulement de créer une note juste, mais d'inventer un style de son. Wiebke Wunstorf occupe cette fonction auréolée de prestige et de mystère. Blonde, mince, cette quinquagénaire chaussée de baskets semble plutôt taillée pour le marathon que pour les salles de concert. "Mon rôle est de mettre en œuvre la couleur des notes de l'instrument, pour obtenir un piano d'excellence avec un très beau son."
Chacune des 1200 pièces produites annuellement à Hambourg passe entre ses doigts, pour y acquérir le fameux toucher Steinway, alliance de puissance et de possibilités très étendues. Sous nos yeux, elle pique un marteau pour en épaissir le feutre, puis le repose, teste le son qu'il produit contre la corde et recommence. Difficile, pour le néophyte, de comprendre comment ce travail manuel proche de la tapisserie peut contribuer à créer un instrument digne des meilleures salles de concert !
Devenir "chief voicer" chez Steinway est un destin : "Je suis entrée ici à l'âge de 17 ans, et j'y ai tout appris. La facture, l'harmonisation." La voie était tracée depuis l'enfance, où le temps libre se passait à bricoler avec papa les claviers et marteaux de l'instrument familial. Bien entendu, Wiebke Wunstorf possède un Steinway, un "B" d'occasion - 211 centimètres de long, le demi-queue préféré des amateurs - sur lequel elle joue rarement, étant une piètre interprète, prétend-elle. "Je passe mes journées sur des pianos et, quand je rentre chez moi, j'ai surtout envie de silence."
De l'autre côté de la rue s'alignent, dans le showroom, les produits finis. Dans l'entrée trône un piano de concert signé Martha Argerich - "une icône", rappelle avec enthousiasme un monsieur grisonnant, qui se propose de jouer quelques airs sur différents modèles afin d'en faire saisir les nuances. Et le bijou, le vrai, apparaît au moment où on l'attendait le moins. Sur un Essex, la marque de "prêt à porter" Steinway fabriquée en Chine, virevolte un air de Schumann ou peut-être de Brahms.
Puis, sur un quart de queue made in Germany, vient une mélodie au lyrisme irrésistible, signé Grieg, à moins qu'il ne s'agisse là d'un Chopin méconnu... Est-il possible de réentendre cette merveille sur le piano suivant ? Sourire du monsieur grisonnant, Jochen Riemer : "Le même morceau ? Je crains que non... Je l'avais inventé pour vous."
Par Nathalie Chahine (Piano Web - 12/2014)
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