ANALYSE MUSICALE



ÊTRE À LA FOIS PIANISTE ET ORGANISTE, EST-CE POSSIBLE ?

Un claviériste d’un niveau de concertiste peut-il avoir le même talent à la fois sur un piano et un orgue ? Pour trouver des éléments de réponses vraisemblables à cette question épineuse, un « diagnostic » des différents enjeux techniques s’impose dans un premier temps…


UNE DIFFÉRENCE DE TOUCHER, MAIS PAS SEULEMENT

LE PIANO

La première grande différence entre le piano et l’orgue concerne le toucher.

Le son d’une note au piano dépend directement de la manière dont les marteaux viennent frapper la corde. Si le pianiste rejoue la même note plusieurs fois à la suite, il lui sera impossible de la faire sonner exactement de la même façon. De subtiles nuances plus ou moins infimes se produiront, et cela, même si le pianiste cherche à contrôler l’attaque de ses doigts sur la touche. Cette simple constatation démontre que l’interprétation d’une même œuvre puisse être si différente d’un pianiste à un autre.

© Falco - orgue numérique (détail)

Les modes d’attaques sont infinis et influencés par l’harmonie des gestes et leurs enchaînements. Au piano, le résultat sonore d’une seule note est fort complexe à analyser, puisque ce n’est pas seulement la force du doigt qui détermine l’action, mais aussi le poignet, l’avant-bras jusqu’à l’épaule, sans compter l’élasticité naturelle des tendons et des articulations.

Outre le fait que l’instrument est totalement polyphonique - ce qui multiplie d’autant la possibilité des nuances -, chaque pianiste possède aussi une attitude toute personnelle de pousser ou d’enfoncer ses mains à l’intérieur des touches, de jouer "intérieur" ou "extérieur", d’attaquer la note avec une différence de hauteur, en imprimant le geste de manière lente ou rapide comme l’éclair.

Ensuite, il y a la sonorité et la qualité du piano qui, d’un modèle à un autre, influe sur la perception et le développement du jeu. Si le son de l’instrument est naturellement brillant ou doux, sec ou résonant, si le toucher est lourd ou pas, alors le comportement du pianiste change du tout au tout. Toutes ces interactions – incontrôlables - liées au toucher et à la sonorité provoqueront chez le pianiste des sensations plus ou moins agréables, allant jusqu'à altérer le plaisir de jouer et de ressentir.

L'ORGUE

Même en tenant compte de l'absence du toucher dynamique, un orgue possède des "vertus" qui pousse certains claviéristes à ne pas pouvoir se passer de lui.

Sur un orgue, tout est différent, mais pas forcément plus simple !

Alors que l’orgue électronique dispose d’une pédale pour faire varier le volume, l’orgue à tuyaux en est dépourvu. Il ne peut faire entendre des attaques incisives puisque le son est généré par des tuyaux alimentés par une « soufflerie » dont l’intensité est constante. En revanche, le relevé de la touche est d’une grande importance du fait qu’il stoppe tout net le son. L’orgue ne produit pas de résonance… d’où l’importance de la présence d’une réverbération, naturelle ou artificielle. C’est par une subtile hiérarchie de la durée des sons – qui sont infinis sur l’orgue – que le toucher de l’organiste agit.

L’autre grande différence avec le piano est la présence d’un pédalier de basses, véritable clavier autonome qui vient enrichir la palette sonore de l’organiste et, de fait, produit un répertoire spécialement taillé à sa large tessiture (présence de trois portées).

Il n’y a de bons organistes que celui qui sait jouer aussi bien des pieds que des mains, dit-on ! L’usage du pédalier réclame de la légèreté (souvent du bout des pieds) et une bonne souplesse des chevilles. Seul la lourdeur du toucher des claviers peut différer d’un orgue à un autre, surtout sur les orgues électroniques – sans toutefois atteindre la lourdeur d’un piano à queue.

Autre détail à signaler, la position face à l’instrument. Le pianiste occupe un espace plus large. Le clavier standard étant de 88 touches, il doit en fonction de sa taille accomplir des mouvements de bascule s'il souhaite atteindre les notes extrêmes. En revanche, la hauteur de ses bras ne bouge pas, ce qui n'est pas le cas de l’organiste quand il se trouve en face de 2, 3 ou 4 claviers superposés. À tout moment, il peut être amené à jouer sur deux claviers différents, avec un bras légèrement replié à hauteur du nombril et l’autre tendu pour atteindre le clavier disposé en hauteur.


JEU ET RÉVOLUTION

La façon de penser le jeu sur le piano et l’orgue est une suite de conséquences historiques. En effet, quand le piano est né, celui-ci avait encore beaucoup de défauts, tandis que l’orgue à tuyaux, plus ancien, était à son apogée.

Capable de jouer des nuances, le piano devait éclairer d’un nouveau jour la façon d’appréhender la relation au toucher. Les pianistes du 18e et 19e siècle voyaient s’ouvrir devant eux de nouvelles manières de composer.

La période la plus caractéristique de cette révolution sonore est bien celle du romantisme par sa capacité à traduire les clairs-obscurs de l’âme, de ses tourments et de ses révoltes. Liszt ou Chopin imposent alors le piano comme étant un instrument solitaire par excellence, transcendant la virtuosité, alors que l’orgue reste enfermé entre ses quatre murs, incapable d’en sortir.

Le piano développe toute une palette de sentiments que les premiers compositeurs impressionnistes vont révéler « scientifiquement ». L’école française de Debussy, Fauré, Ravel ou Satie dévoile son ingéniosité à peindre l’expression d'un mode de vie. La véritable apogée du piano n'interviendra qu'au cours du 20e siècle, quand des compositeurs comme Béla Bartók et Stravinsky, libérés par des années de recherche, imposeront à l’instrument des suites d’accords dissonants.

De son côté, l’orgue à tuyaux doit se réinventer. Expression d’une grandeur flamboyante, d’une puissance baroque irrésistible, l'orgue doit cheminer de sa position confortable « d’assistant de prière » à celui d’un instrument de concert aux effets grandiloquents. Encore hésitant au 20e siècle, l’orgue à tuyaux parvient toutefois à trouver une nouvelle jeunesse sous les doigts de coloristes comme Olivier Messiaen et quelques cadets virtuoses. Cependant, la véritable libération de l’instrument trouvera sa solution dans un compromis, en devenant électrique dès les années 30. Le modèle Hammond devient vite la référence, balayant les fragiles limites de l’harmonium, seule alternative minimaliste de l’orgue à tuyaux.


ATTITUDE ET ENGAGEMENT PHYSIQUE

Il est évident que les différences techniques propres au piano et à l’orgue entraînent chez le musicien un comportement sensiblement différent.

Le pianiste se doit d’avoir un engagement physique et affectif total s’il souhaite marquer de sa personnalité l’interprétation d’une œuvre. Il doit faire corps avec l’instrument, pénétrer sans trop d’interférences dans les traits techniques que l’écriture lui impose. Il doit s’adapter, jouer un rôle en se livrant avec autant de retenue qu’il aura de rage à se libérer à l’étape suivante.

L’organiste, au contraire, est plus réservé. Son jeu est globalement plus économique. Faute d'avoir sous les doigts un toucher dynamique et expressif, l’organiste est confronté au même problème que le claveciniste. Pour parer son incapacité à « flexibiliser » le son, c’est à travers les « péripéties mécaniques » des registres et des paramétrages des différents claviers qu'il parvient à modeler le phrasé. Une grande partie de son "intelligence de jeu" se déroule dans sa faculté à changer de registre, à marier les combinaisons, à anticiper les effets, tout en ayant une bonne coordination de ses quatre membres. D'autre part, pour éviter que la lassitude n’envahisse l’auditeur, les écritures de nombreuses œuvres imposent généralement à l’organiste de faire souvent varier les jeux de son instrument.

Fort heureusement pour l'orgue, un vent libérateur venu du jazz a relancé son existence, accaparant parfois une place de leader méritée au sein de quelques formations des années 50/60. La souplesse d’utilisation des orgues Hammond et Farfisa ont permis à de nouveaux organistes inventifs de « revoir leur copie », dynamisant à l'occasion leur approche technique à coup de sonorités spectaculaires et audacieuses.


ORGUE VERS PIANO : UN PASSAGE DIFFICILE, MAIS PAS IMPOSSIBLE

À travers toutes ces explications, vous comprendrez qu’il puisse être difficile de passer du piano à l’orgue et inversement. Le plus simple serait de mettre en avant le piano, pour la simple raison que ses capacités dynamiques naturelles offre un avantage certain sur l'orgue. Or, ce choix délibéré soulève la question de la formation qui conduit ensuite à la spécialisation.

S’il s’agit de jouer sur un orgue ou un piano de façon temporaire, au cours d’un morceau par exemple, l'habileté à se produire correctement sur l’un des deux instruments ne devrait pas poser trop de problèmes. Toutefois, produire un récital renvoie directement à la possession d’une technique maîtrisée de l’instrument.

Le problème est également différent s’il s’agit d’opter définitivement pour le piano après des années de pratique intensive sur l’orgue (ou sur synthétiseur). Les habitudes se sont profondément installées. Avec le temps, l'organiste possède des « tics techniques », des comportements qu'il doit absolument « gommer » pour ressentir correctement le toucher dynamique du piano.

N'importe quel musicien vous dira que jouer sur un autre clavier impose nécessairement un temps d'adaptation, sans compter l'exploration des possibilités techniques et ses conséquences sur le résultat sonore. Ainsi, jouer de l’orgue puis du piano et inversement implique une certaine « gymnastique cérébrale ». Si le musicien est un « claviériste caméléon » habitué dès le plus jeune âge à utiliser différents claviers au toucher plus ou moins lourd, plus au moins réactif, il aura un avantage certain à en changer le moment venu. De plus, s’il est mesure de « cadrer » son jeu à la volée, son immersion dans l’orgue, le piano, et même le synthétiseur ne sera pour lui qu’une question de concentration et de dosage.

Il existe également une façon moins périlleuse d'aborder le problème : en envisageant un récital de piano suivi d’un récital d’orgue, mais en les espaçant de quelques jours. Le résultat dépend bien sûr de la maîtrise technique que le claviériste possède pour chaque instrument, mais dans ce cas de figure, il existe toutefois quelques avantages. Notamment les interférences du passage d’un instrument à l’autre qui, étant absentes, rendront les comparaisons inexistantes. Le claviériste aura aussi toutes les chances de se sentir plus libéré, ce qui lui permettra d'offrir au public un jeu plus authentique, plus entier et moins entaché de suspicions comparatives.

Par ELIAN JOUGLA


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