ANALYSE MUSICALE



LES « RYTHMES MODERNES » ET LEURS ORIGINES

Les « rythmes modernes » sont associés à la culture des grandes villes, une culture pour laquelle la jeunesse a joué un rôle important. Du jazz swing, en passant par le boogie-woogie, le rock’n’roll, le funk, le reggae, le disco jusqu’au heavy metal et l’électro, toutes ces musiques sont devenues des repères historiques dans lesquels le rythme a joué un rôle essentiel.


LE CONCEPT DU « RYTHME MODERNE »

« Les rythmes modernes ». L’expression est devenue courante, mais que signifie-t-elle ? Dans le monde de la musique, l’idée de « moderne » s’oppose généralement à celui de « classique ». Mais au-delà de cette comparaison hâtive, qu’est-ce qui sur le fond caractérise si bien les rythmes dits « modernes » ? Leur simplicité ? Pas nécessairement, car il existe dans ce domaine des rythmes dissociés fort complexes. Serait-ce alors leur côté répétitif qui nous attire ? Pas toujours, puisqu'il subsiste des musiques vivantes, comme le jazz, qui n'ont de cesse de produire et de courir après de nouveaux rythmes.

Parfois, les premiers « rythmes modernes » sont associés (à tort) aux danses de salon, comme la java, la valse musette, le tango, le madison, le disco, etc. Ces musiques-là, à cause de leurs « empreintes rythmiques » très typées, ont beaucoup de mal à exister en dehors de ce qui les caractérisent ; c’est d’ailleurs à cause de cela que les chorégraphes ont inventé des figures, pour que les couples apprennent à danser et puissent accorder leurs pas en cadence.

L’attirance envers les rythmes de danse s’explique par leur modernité, mais aussi à cause de leur simplicité, ce qui les rend immédiatement accessibles au plus grand nombre. Le rythme possède quelques armes dont la plus représentative est certainement celle de fédérer des personnes autour d’une même musique.

Le second point qui pourrait expliquer l’expansion des « rythmes modernes », se situe dans le choc des cultures. En effet, il existe un contraste fondamental entre la culture dite « classique » et celle « non classique ». C’est dans la manière d’aborder le rythme, et surtout la relation entre le rythme et les autres aspects de la musique (mélodie, harmonie), que l’expression « rythme moderne » trouve peut-être ici tout son sens. C’est nécessairement une question de conception et non pas, comme on l’entend souvent, à cause d’un recours à une simplicité rythmique quelconque. Ce n’est sûrement pas le « boum », « boum », martelé sur tous les temps par une grosse caisse qui caractérise au mieux les « rythmes modernes » !

D’une façon générale, l’approche fondamentale est la suivante :

  • La musique classique intègre la mélodie, l’harmonie et le rythme de façon systématique à tous les niveaux, de la ligne mélodique jusqu’aux moindres motifs. Elle constitue un entrelacement sonore qui forme un tout à même de s’accorder harmonieusement.
  • La musique non classique traite les trois éléments (mélodie, harmonie et rythme) comme étant des éléments séparés qui se superpose les uns aux autres. La notion de liberté y est aussi plus présente, ce qui permet aux interprètes de ne plus être enfermé dans les exigences de l’indispensable partition.

Dans les grandes lignes, « classique » et « non classique » peuvent également se définir comme étant les reflets respectifs des musiques écrites et non écrites.


LE CHOC DE DEUX MONDES

Danse, chant, rythme et corps ont toujours formé un tout indissociable. Pourtant, jusqu’à la fin du 19e siècle, il existait au même moment et dans des lieux différents, une forte opposition de conception dans l’art du rythme : d’un côté, nous avions les danses « élégantes » de cour - dont les pas étaient déjà sous contrôles depuis fort longtemps -, et de l’autre les danses libres en provenance notamment d’Afrique, cataloguées de « sauvages » par les Colons, et qui conduisaient parfois jusqu’à des états de transe.

Ces deux mondes étaient diamétralement opposés et personne ne pouvait alors imaginer le moindre rapprochement entre une danse de ballet, à la musique écrite et cadrée, et cette autre, construite sur des rythmes considérés comme « primaires », souvent incompris, le plus souvent rejetés, et reposant néanmoins sur des notions et des incantations aux traditions séculaires.

Au 19e siècle, nous sommes encore très loin des rythmes considérés comme « modernes », toutefois, c’est dans ce rapport au rythme brut que l’homme blanc, au tournant du siècle suivant, s’éveillera à l’abandon de soi, à cette libération progressive du corps et de l’esprit. Si en Europe, la colonisation apporte une première réponse timide, il en sera autrement aux Amériques, où le blues, la samba et bien d’autres musiques seront fortement imprégnés par tous ces chants et ces rythmes libres issus des esclaves noirs venus d’Afrique.

En la matière, et malgré les désaccords, l'incompréhension, le racisme, ce seront surtout les États-Unis qui transporteront au mieux ces nouveaux battements venus de l'autre côté de l'Atlantique. Alors que le bluesman se révolte en tentant de briser ses chaînes qui le relie à l'homme blanc, des années plus tard, devenue un jazzman, le Noir se fraiera un chemin libérateur en apportant aux Blancs sa musique dansante, le swing.

Depuis des temps immémoriaux, chez les Noirs, c’est tout le corps qui s’agite, mais chez les Blancs, on danse encore bien droit et on est loin de l’abandon total de soi. La grande révolution musicale des Blancs arrive dans les années 50, quand le rock’n’roll, cette « musique de sauvages », incarnera la provocation ultime. Les jeunes Blancs se libèrent et revendiquent un monde qui leur ressemble, n’hésitant pas à cloner leurs « frères » initiateurs. Elvis Presley ou Eddie Cochran seront les "figures de proue" (Consulter : Les pionniers du rock'n'roll)


LE RYTHME AU PREMIER PLAN

Toutes les musiques non classiques du 20e siècle sont surtout identifiables par la forte présence de percussions, dont la batterie, fleuron des « rythmes modernes ». Son rôle ne serait pas aussi déterminant si elle n'était pas accompagnée de l’indispensable ligne de basse jouée par la contrebasse ou la basse électrique. Ce noyau-là est, sans nul doute, ce qui caractérise au mieux le fondement des musiques populaires du 20e siècle. Les figures rythmiques essentielles à l'existence des « nouvelles danses » vont naître de cet assemblage.

Ce duo rythmique va impacter directement le rôle joué par les autres instruments. En premier lieu, le piano. Celui-ci se transforme à nouveau en un instrument de percussion (ce qu'il a toujours été) et voit ses resplendissantes mélodies passées au second plan. Même la musique classique n’y échappera pas. Bartók, Stravinsky montreront la voie et saisiront d’effroi les plus respectables mélomanes en martelant les claviers d’accords brutaux.

© pixabay.com

De son côté, la musique rock’n’roll achèvera de détruire l'image du pianiste respectueux des traditions, en n’étant plus qu’un corps qui s’agite en fonction du rythme qu’il façonne. Le pianiste n’est plus sagement assis comme par le passé, car le rythme est là, prenant ses marques, et imposant son rôle de canalisateur d’énergie physique à la perfection, jusqu’aux mains qui courent sur toute l’étendue du clavier sans se préoccuper de ce qui pourrait arriver. Quant au guitariste, grâce à l’amplification, sa rythmique et ses riffs se disputent la première place.

Batterie, basse, piano et guitare s'imposent et deviennent le socle des « rythmes modernes ».


LE CONFLIT ENTRE RYTHMES ET ÉCRITURE

Avec l’apparition du blues, du gospel puis du jazz, la mélodie est désormais plus libre du pont de vue rythmique et quand elle se transforme en improvisation, ce sont parfois les gammes en provenance d’Orient et d’Afrique qui dialoguent avec elle. De son côté, l’harmonie se livre un défi : celui de s’affranchir des ultimes interdits. Les suites d’accords jaillissent et produisent leurs effets expressifs partout où des formes de liberté s’installent. L’exemple le plus frappant de cette libération provient du blues.

À travers son discours, le blues ne subit que très peu les contraintes métriques. Les phrases mélodiques jouées ou chantées sont approximatives et reposent pour une bonne part sur de l’improvisation. Mais l’inconvénient majeur du blues - et d'ailleurs de toutes les autres formes de musique où l’improvisation est présente - sera de mettre en cause l’impuissance de la notation musicale.

Syncope, contretemps sont certes des termes musicaux liés aux « rythmes modernes », mais ils sont loin d’être suffisants quand on souhaite retranscrire et transmettre certaines nuances (lire le groove en musique). Il faut donc interpréter les écritures avec son propre « feeling ». Dans ce cas, l’écoute attentive des musiques demeure la meilleure école. Assimiler tout ce qui ne peut se traduire à travers les écrits, n’est-ce pas là le but recherché ?

Il faut savoir que dans les musiques d’origine afro-américaine, tout ce qui touche à la liberté d’expression se transforme en force vive, en une source d’inspiration qui rejaillit aussi bien dans le rythme que dans la mélodie. Dans le gospel, on improvise bien souvent un chant par-dessus le chœur, faisant de chaque interprétation une nouvelle version. Encore plus flagrant : le jazz, qui n’a de cesse de diverger de styles, comme s’il s’ennuyait d’avoir à se confronter aux mêmes recettes mélodiques, rythmiques et harmoniques. Nouvelle-Orléans des années 20, swing des années 30, be-bop des années 40, cool jazz des années 50, jusqu’au free des années 60, en moins d’un siècle le langage du jazz a évolué 10 fois, 100 fois plus vite que la musique classique ne l’a fait en plusieurs siècles (lire Les méthodes pour connaître le jazz). L’accélération manifeste du rapport au temps et des changements de comportement sont déjà là. Actif.

Les rythmes jazz et leurs syncopes ont imprégné les « rythmes modernes » et influencé le rock, devenant « progressif » pour se justifier et portant l’étiquette « jazz-rock » pour se distinguer d’un autre jazz aux contours encore plus intellectuels, jusqu'à épouser des techniques de composition propres à la musique classique contemporaine.


LE MUSICIEN ET LES « RYTHMES MODERNES » ACTUELS

L’autre façon de comprendre et de s’approprier les « rythmes modernes » actuels est d’aller au devant d’eux et d’écouter de quelle manière les jeunes musiciens se les approprient. Depuis des années, dans les clubs et les discothèques, les rythmes binaires sont omniprésents. Ils règnent dans toutes leurs splendeurs (et leurs misères), et remplacnt le balancement ternaire d’autrefois, plus fin et plus subtil. Si la grosse machine disco a ouvert le bal dans les années 70 avec sa caisse marquant tous les temps, ses héritiers directs comme la techno n’ont dans les faits rien apporté de véritablement neuf dans son discours. L’impact de la grosse caisse compressée joue toujours son rôle à fond.

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De nos jours, ce qui domine chez le musicien, ce n’est pas l’idée ou la remise en questions, mais le son, les moyens et l’idéal. Les musiciens naviguent plus souvent dans l’imitation que dans l’innovation, alors que les outils mis à leur disposition offrent d'énormes possibilités, sans aucune mesure avec l’époque analogique, quand les moyens limités s'accordaient mal avec la moindre erreur technique.

Le musicien d’aujourd’hui miserait-il sur des effets faciles plutôt que de se former à une technique dans le but de la faire évoluer ? Certains artistes adhèrent à des musiques proches de la transe, avec des rythmes hypnotiques, comme autrefois en Afrique. Les moyens techniques et le son sont certes d'une tout autre nature, mais sur le fond, ce que le musicien cherche à produire, est-ce si différent de ce que ses aïeuls minoraient ou rejetaient ?

D’un autre côté, la culture du mélange des genres qui domine depuis plusieurs années n’incite pas à se spécialiser dans tel ou tel domaine. Et si pour le musicien le risque est de se disperser, son attitude ne reflète en vérité que ce que nous voyons sur Internet : des milliers de coups d’épée dans l’eau pour seulement quelques réussites dignes d’intérêt.

Par ELIAN JOUGLA


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