PÉDAGOGIE



JEU PIANISTIQUE, STYLE ET ÉVEIL DE LA SENSIBILITÉ

Placé en face de l'interprétation d'une œuvre ou d'un répertoire, chaque musicien possède sa façon de l'aborder avec sa technique et sa sensibilité. Ce constat soulève la question de son habileté à déjouer les pièges, de détenir une science des codes et des écritures, voire de se soumettre si son intention est d'interpréter la partition avec un minimum de respect.


QUAND LES PARTITIONS FONT ACTE D'AUTORITÉ

Dans son parcours, un musicien, même amateur, peut être confronté à des répertoires extrêmement différents s'étendant sur plusieurs siècles. On ne peut s'attaquer à la littérature baroque, à l'époque du romantisme ou aux dissonances apparues avec le 20e siècle, sans réellement analyser et comprendre ce que les partitions renvoient, que ce soit à travers les tournures imposées par le style ou par des conventions d'écritures, plus ou moins libres, proposées par le compositeur.

Les partitions font acte d'autorité. C'est l'unique élément tangible qui fournit généralement des indications précises pour pénétrer les vœux de son auteur ; une sorte de décodage portant sur une époque et qui renseigne le musicien plus utilement que des analyses produites par des musicologues avec leur part d'inévitables subjectivités.

Que nous enseignent les partitions ? Au-delà du déchiffrage, elles obligent le musicien à réfléchir sur son engagement, à se lancer, à prendre sa part de responsabilité. L'interprète doit respecter et souligner les moments charnière de la partition, puisqu'ils définissent en grande partie le style. Par exemple, la lecture attentive d'une œuvre datant de l'époque baroque nous indique que les phrasés sont courts et qu'ils contiennent des « points d'appuis » permettant de rebondir. Pour définir ce « style » en une phrase, nous pourrions dire qu'il est extrêmement vivant, mais peu empreinte de sentimentalité, contrairement aux œuvres romantiques autrement expansives qui verront le jour deux siècles plus tard.

Tous les arts vivent dans une évolution permanente et il est légitime que la musique traduise les désirs de chaque génération de compositeurs avec les changements de couleurs qui les caractérisent. Les sentiments en lien avec l'exécution doivent refléter ce que les compositeurs cherchent à nous transmettre à travers leurs écrits : un sursaut de sentiments aiguisés, de plus en plus exacerbés, pour ne pas dire violent si l'on prend pour référence la musique du 20e siècle.

Toute la difficulté de ce long apprentissage vis-à-vis de l'histoire de la musique exige une volonté tenace, mais délicate à transmettre si celui qui instruit n'a pas été lui-même sensibilisé par cette inéluctable évolution des styles. Or, certains enseignants sont convaincus que l'interprétation ne s'apprend pas et que pour bien faire, il suffit de respecter la partition dans ses grandes lignes et de jouer en fonction de ce que l'on ressent.


LA SENSIBILITÉ À FLEUR DE PEAU

De nos jours et bien plus qu'hier, la notion de liberté qui entoure l'éducation musicale a favorisé une musicalité permissive et parfois sans repères. Celle-ci grandit et s'épanche dans d'autres espaces, mais au détriment d'une pédagogie formatrice et exigeante dont le rôle essentiel est de placer l'élève en face des recommandations que chaque style réclame. On ne peut blâmer cette dérive qui conduit la masse des musiciens à ne plus réaliser un devoir de mémoire. Le public orphelin réagit alors en conséquence et encourage l'interprète qui, par décence, parvient à magnifier une œuvre de Bach, de Mozart, de Debussy ou dArt Tatum.

Ces artistes-là possèdent comme un sixième sens, une souplesse d'approche et une sensibilité à fleur de peau qui abolit les frontières générationnelles. Ils possèdent l'intelligence que l'on ne souligne pas avec des mots, mais avec des sons. Au départ, cette capacité n'est pas nécessairement une question d'âge, car un enfant de six ou sept ans ressent parfaitement la différence entre deux interprétations d'une même œuvre, quelles que soient son origine et sa complexité. La mission d'un bon professeur est alors de le prendre par la main pour le conduire dans un voyage à travers le temps. L'erreur serait certainement de respecter la chronologie de l'histoire de la musique sous prétexte – à juste titre – que son évolution serait due en grande partie aux progrès techniques des instruments, dont le piano, le premier, demeure un excellent exemple. Le plus instructif consiste généralement à aborder un style musical par son versant attractif, récréatif, sans user de déploiement technique.

Si les chansons enfantines ont franchi les siècles et si les compositeurs, par pédagogie, y succombent aujourd'hui encore, dans le répertoire des musiques écrites, on retiendra le baroque comme étant riche d'enseignements par la clarté de ses exposés et accessible pour des étudiants attentifs. Par ailleurs, il existe également des passerelles dans le domaine des « musiques vivantes ». Le blues est un excellent style pour aborder le jazz sereinement, voire le rock'n'roll par extension. Paradoxalement, je ferais remarquer que pour l'essentiel, c'est la musique du 20e siècle qui demande la plus grande lucidité, puisque c'est au tournant de ce siècle-là que l'écriture musicale a entamé son processus de complexité harmonique et rythmique.

Or, lors d'une interprétation, tout ne passe pas uniquement par le domaine intellectuel. Dans un processus qui donne foi à certaines intrications, et même quand le lien avec la sensibilité du musicien est là, elle prend sa part lors de son déploiement sur l'instrument. Cette perméabilité à une musicalité innée possède cependant des limites, d'autant que chaque musicien détient – parfois à son insu – un « pouvoir personnel » dans ses capacités à traduire un style plutôt qu'un autre, et ce, pour des raisons plus ou moins claires : éducation, centre d'intérêt, facilité, écoute, etc. Pour autant, peut-on améliorer l'interprétation d'une œuvre en ayant acquis des connaissances stylistiques approfondies ? Oui. Les premières bases consistent à analyser la construction de la partition, en observant sa forme et son langage harmonique. Une fois ce travail accompli, on facilite, par la compréhension alliée au jeu, ce qu'il est concevable d'exprimer, le pourquoi et comment le réaliser. Cette étape est indispensable, mais n'est pas pour autant la seule...

La traduction intellectuelle devient inefficace si, sur le plan technique, les doigts ne suivent pas. Le jeu doit se libérer de toute entrave technique pour que l'expression surgisse. Mais attention ! Toute interprétation, même bienveillante, ne détient pas la vérité absolue. Elle est toujours soumise à une part de subjectivité qui dépend de divers facteurs, de valeurs qui confrontent temps présent et temps passé, et qui s'accompagne inévitablement du tempérament de l'interprète, inhibé ou expansif. Aucun musicien ne peut y échapper, y compris l'instrument qui répercute, par sa sonorité, toute une gamme d'expression sonore inévitable, admissible ou non. Peut-on jouer convenablement de la musique baroque sur un piano d'aujourd'hui ? Pour retrouver les mêmes sensations que le compositeur, le plus judicieux serait de jouer avec des instruments de son époque, mais cette exigence n'est pas toujours réalisable. Dans leur phase d'apprentissage en conservatoire, l'immense majorité des jeunes musiciens n'y ont nullement accès. Même dans le circuit professionnel, cette attente n'est pas toujours concevable pour des questions de mobilité et de priorité. Le recours à la location n'est pas rare.

Si l'on devait résumer le jeu pianistique et son rapport avec l'éveil de la sensibilité, l'essentiel serait de dire qu'il est illusoire à un enseignant de transmettre l'inspiration à son élève et que, malgré les réserves émises précédemment, qu'il ne peut que le pousser à exprimer son tempérament, sa foi. En second lieu, le potentiel de se métamorphoser en un « musicien éveillé » n'est pas inscrit dans les gènes de chacun de nous. Tout le monde ne naît pas avec une dose de musicalité. Déchiffrer la partition à la note près, sans états d'âme, comme une récitation apprise par cœur, peut rapidement devenir ennuyeux pour l'auditeur. En outre, une trop grande assurance n'est pas bonne conseillère. Il doit exister une certaine retenue, une fragilité contenue, mais sans toutefois atteindre l'hyperémotivité, dont les conséquences peuvent conduire à une perte de contrôle du jeu.

Quand un pianiste est au sommet de ses capacités, quand survient ce passage dans lequel il devient le canal transmetteur, on remarque bien souvent qu'un bref silence s'installe à la fin de l'exécution de l'œuvre avant que les applaudissements ne se produisent. Pour prendre part à cet immense plaisir avec le public, le musicien aura réalisé que ses meilleurs atouts auront été ses oreilles, sa sensibilité, son intelligence, et mieux encore : son inspiration !

par ELIAN JOUGLA (Piano Web – 12/2023)


SOMMAIRE "PÉDAGOGIE"
SOMMAIRE "ESPACE COURS"
ACCUEIL
PARTICIPER/PUBLIER : EN SAVOIR PLUS
Facebook  Twitter  YouTube
haut
haut

Accueil
Copyright © 2003-2024 - Piano Web All rights reserved

Ce site est protégé par la "Société des Gens de Lettres"

Nos références sur le Web - © Copyright & Mentions légales