HISTOIRE DE LA MUSIQUE : LES PIANISTES DE JAZZ
Ahmad Jamal joue un rôle important dans l'histoire du piano jazz en trio dans les années 1950/60. Son jeu est inspiré par Erroll Garner et Nat King Cole. Grandement fasciné par ses performances, Miles Davis (tp) demandera à Ray Garland, pianiste de son quintette, de s'en inspirer.
© Brian McMillen - Ahmad Jamal au Keystone Korner (1980)
AHMAD JAMAL - POINCIANA
Méconnu du grand public, Ahmad Jamal est pourtant un immense pianiste de jazz au toucher unique. Il a posé des dizaines de clefs sur la table. "Elles ouvrent toutes la porte de chez moi, explique-t-il. Mais, puisque je les perds régulièrement, j'ai toujours plein de doubles." Pour la même raison, il possède également 20 paires de lunettes de vue. Ahmad Jamal, 74 ans, a du mal à s'intéresser au monde matériel, tant son attention et sa réflexion sont consacrées à sa quête spirituelle et aux notes de son clavier. Celles-ci sont intimement liées, comme en témoigne son album After Fajr, au titre inspiré de la prière que les musulmans font avant l'aube (fajr)... depuis 1959, Jamal est converti à l'islam, qu'il pratique assidûment.
Étrange destin que celui de ce musicien à la fois méconnu et célèbre. Son nom n'est pas familier du grand public. Pourtant, Jamal a creusé un profond sillon dans le jazz, ce qu'attestent les déclarations enflammées que lui font les musiciens depuis près d'un demi-siècle. Le pianiste Erroll Garner, qui l'a suivi dès ses débuts, le considérait comme un génie. Keith Jarrett avoue, aujourd'hui, qu'il n'aurait jamais quitté le classique s'il n'avait été foudroyé par le jeu d'Ahmad Jamal. Néanmoins, le plus dithyrambique de tous, fut certainement Miles Davis, déclarant lors d'une interview en 1986, au sujet de celui qu'il avait surnommé "Ahmad le Terrible" : "Ahmad : espace, silence. Toute ma vie, je me suis inspiré de sa sonorité feutrée."
Qu'avait donc ce musicien de si extraordinaire pour impressionner autant des stars habituellement avares de compliments ? Woody Allen et Clint Eastwood, fans de la première heure, ont répondu à la question en intégrant sa musique aux séquences de plusieurs de leurs films, tels Hollywood Ending et Sur la route de Madison.
Woody Allen a souligné la modernité d'un Jamal abolissant la hiérarchie entre les instruments : « Ses trios sonnent comme un orchestre, jouant sur les contrastes entre tension et détente. ». Eastwood, de son côté, déclarait que « ce pianiste est un diable et un ange. Il possède l'énergie des big bands noirs de Duke Ellington et l'élégance des ensembles blancs de Benny Goodman. »
La notion de contraste et l'opposition ange-diable décrivent le parcours d'Ahmad Jamal. Au début des années 1950, alors que les musiciens de be-bop poursuivaient leur révolution, toujours à la recherche de plus de vitesse, Ahmad Jamal, lui, s'en allait vers la lenteur, vers le toucher cristallin et les silences. « J'étais un ange parmi les diables, dit-il. Les boppers faisaient exploser les notes. Moi, je les laissais résonner jusqu'au bout de leur vie. » Puis, en pleine vague free, alors que la musique virait à l'abstrait, Ahmad Jamal reprenait les tubes de Stevie Wonder. Là, il devenait "le diable", accusé de flirter avec le tout-venant commercial. Cette image d'artiste solitaire, en marge des mouvements, explique son manque de notoriété. « On croit que l'innovation surgit de la rupture avec la tradition, raconte-t-il. Mais l'avant-garde consiste à rattraper le passé et à le regarder avec des yeux neufs. »
Natif de Pittsburgh (Pennsylvanie), Jamal a grandi dans un maelström musical. Adolescent, il joue Liszt et Nat King Cole, étudie avec Mary Caldwell Dawson, fondatrice de la première compagnie d'opéra noire des États-Unis : « C'est elle qui m'a appris que la création en musique est une utopie. Il n'y a que Dieu qui puisse créer. L'artiste peut seulement transmettre. Un travail qui consiste à s'imprégner de ce que l'on entend et de ce que l'on vit pour le restituer dans la plus grande simplicité. » Cinquante ans après avoir formé son premier trio, Ahmad Jamal revient avec ses mélodies à la beauté immédiate et à la poésie épurée. Et repart avec ses clefs.
Si Ahmad Jamal est connu pour jouer exclusivement sur les pianos Steinway & Sons, il a cependant joué des claviers électriques pendant une période et les utilise encore parfois, même s'il semble éprouver une certaine forme de méfiance envers la technologie.
Ahmad Jamal : « Pendant longtemps, le piano électrique m'a laissé complètement indifférent - jusqu'à ce que j'enregistre, pour ma propre compagnie, Sonny Stitt avec Grady Tate à la batterie et Herbie Hancock. L'arrangeur avait prévu deux guitares électriques et Herbie n'aimait pas le son d'ensemble. Il pensait qu'un piano Fender Rhodes conviendrait davantage. Je ne connaissais que le Wurlitzer, et il m'a assuré que j'aimerais le son du Fender Rhodes. On a donc fait venir un Fender Rhodes pour Herbie. Ça ne m'a pas convaincu, mais j'ai tout de même demandé aux représentants de Fender Rhodes de nous donner à chacun un piano électrique. Le mien est resté chez moi pendant six mois, je ne l'ai presque pas touché. Et puis un jour, je jouais dans le Minnesota et le piano acoustique était abominable - ce n'était pas un Steinway ! Plutôt que ce mauvais piano, j'ai demandé qu'on m'apporte un Fender... Il n'empêche que je reste fidèle, au moins à 90 %, au piano acoustique. Rien ne remplacera le piano acoustique, sinon un meilleur piano acoustique. Je réserve le piano électrique à certains effets, en dépit des nombreuses améliorations qui ont été réalisées. »