MATÉRIEL DE MUSIQUE



LE PIANO AUJOURD'HUI : SONORITÉ ET TOUCHER (table ronde)

Sujet ô combien fondamental pour toute une communauté d’intérêt réunissant musiciens, facteurs d’instruments et scientifiques, la qualité sonore des instruments de musique fait émerger nombre d’interrogations, d’hypothèses, de débats, voire de « polémiques ». Au-delà des critères subjectifs que tout un chacun véhicule par sa propre approche de l’instrument ancrée dans son évolution culturelle, quelles sont les pistes qui se dégagent actuellement concernant cette problématique ? Afin d’exposer un état des lieux de ce thème et de tisser un canevas de réflexion, une journée d’étude fut organisée en novembre 2002 à l’occasion de la réunion annuelle du COST (Comité d’Orientation Scientifique et Technique) du pôle d’innovation des métiers de la musique.


LE PIANO : UNE HISTOIRE DE SONORITÉ ET DE TOUCHER

Si cet événement n’est pas récent, il n'en demeure pas moins instructif. En effet, les progrès dans le domaine du traitement acoustique des instruments et de leur transformation technologique se font souvent à petit pas, par phase. Les essais conduisent à la démonstration et la démonstration à la pratique, ce qui demande beaucoup de recul pour être apprécié correctement lors d'une utilisation quotidienne.

Parmi les nombreux témoignages et travaux de cette journée d'étude, nous vous proposons la retranscription de la table ronde qui fut consacrée au piano. La sonorité, le toucher, et les nouveaux enjeux technologiques au regard d’une utilisation quotidienne ou exceptionnelle, comme lors d’un concert, sont abordés.

Participe à cet échange animé par René Caussé :

  • La pianiste concertiste et professeur de conservatoire Odile Delangle.
  • La harpiste Isabelle Moretti.
  • L’accordeur-réparateur de pianos Jean-Pierre Cuerq.
  • Le facteur de harpes Jakez François.

Odile Delangle (pianiste) : pour les pianistes, le plus difficile est que dans chaque salle de concert, le piano est différent. Le même contact avec l’instrument que dans le cas de la harpe est impossible. Le rêve du pianiste est d’arriver dans la salle avec son piano, celui auquel il serait habitué. Avoir le plaisir de jouer, c’est avoir le confort physique avec l’instrument.

À mon premier cours de piano dispensé, j’ai eu à jouer sur des Steinway, lesquels je n’avais pas beaucoup pratiqué auparavant. Il y a notamment des différences de hauteurs de touches. Avoir cet inconfort sur scène, lequel s’ajoute au trac, est assez désagréable. Le piano est un instrument très perfectionné. Lors de concerts, l’importance de l’accord est primordiale. Quelqu’un qui prépare bien un piano modifie l’instrument. Il est important pour l’instrumentiste de mieux connaître l’instrument et de pouvoir s’adresser directement à l’accordeur. Certains accordeurs piquent le marteau, l’impression obtenue ensuite est d’être en face d’un instrument neuf. Cette relation de travail, de préparation avant un concert me semble importante.


Et la qualité du piano à la maison ?

Mon piano est difficile à jouer (NDLR : Yamaha C7), mais de cette façon, je me mets en situation de trouver les autres pianos plus faciles à jouer en concert !

Que signifie « difficile » ?

Un piano qui demande physiquement plus de force, qui exerce une résistance due au poids de l’enfoncement. C’est d’ailleurs une chose qui pourrait se régler pour le rendre plus facile.

Jean-Pierre Cuerq (accordeur-réparateur de pianos) : le problème à prendre en compte est, d’une part, la nécessité d’une adaptation à un piano que le concertiste n’a jamais vu et, d’autre part, que le pianiste doit jouer dans une salle qui peut être de volume variable.

Effectivement le phénomène de trac est important, les aspects de teinte ou de puissance, de réglage le sont aussi. On aborde ici un domaine sur lequel il deviendrait intéressant de pouvoir travailler, encore une fois : la possibilité de disposer d’un langage commun. Le pianiste méconnaît bien souvent son instrument : plus de 17 000 pièces le composent, c’est très complexe.

La discussion se fait autour de termes qui ne sont pas clairement identifiés : notions de « poids », de « puissance », de « timbre », de « résonance ». Aujourd’hui, aucune formation des pianistes n’existe sur ces points. Des problèmes d’étymologie, de vocabulaire, sont également à soulever.

Bien souvent, le professeur n’identifie pas la différence existante entre l’accord, l’intonation et le réglage. Quand on parle d’un instrument « difficile », s’il est intoné très « rond », très « feutré », il peut effectivement paraître très difficile. Avoir la même puissance sonore qu’un piano réglé différemment semblera difficile. Il y a donc à prendre en compte une notion de poids par rapport à l’effort fourni, à la qualité sonore souhaitée.

Précisons la notion « d’inertie » : des poids peuvent être installés de manière différente sur la touche. Steinway a une qualité de clavier extraordinaire qui apporte une capacité incroyable de « fouet de la touche ». Il est possible de descendre la touche d’environ 7 mm avant qu’elle ne commence à démarrer, tellement les claquets sont flexibles.

Tout un dialogue, tout un vocabulaire et toute une information sont à mettre en place. À mon sens, ils devraient être dispensés au conservatoire. Cela parais surprenant de ne pouvoir converser avec toute cette population de pianistes, avec toute l’amitié qu’on leur porte !

C’est aussi vrai pour les harpistes : parfois des harpistes ne savent même pas que quelque chose se passe dans la colonne.

Isabelle Moretti (harpiste) : cette année, dans la classe où j’enseigne, je fais venir deux accordeurs, pour initier les étudiants. Certains élèves ne savent pas mettre la pédale ; ils ne réalisent pas l’utilité du mécanisme, ni le principe de fonctionnement des étouffoirs à ce moment-là. La connaissance de l’instrument est insuffisante.

Jean-Pierre Cuerq (accordeur-réparateur de pianos) : à ce compte-là, le cas des facteurs de piano est encore plus caractéristique ! Nous sommes dans un côté inflationniste par rapport à la harpe : vous souhaitez diminuer le nombre de pédales et, une quatrième vient d’être inventée pour le piano ! Tout le monde s’interroge sur l’intérêt réel de la chose. De plus, le résultat sonore est difficilement appréciable.

Cette quatrième pédale est l’inverse de la pédale tonale. Cette dernière garde les étouffoirs levés lorsque l’on joue, ce qui permet d’avoir ces cordes qui vibreront librement avec les autres. Si on garde la pédale appuyée, c’est toujours le même ton. Cette quatrième pédale fait exactement le contraire. Au lieu de bloquer les étouffoirs qui viennent d’être joués, elle va bloquer tous les étouffoirs, sauf ceux qu’on joue et permettre de faire des « trous harmoniques ». C’est très intéressant pour la composition, mais je ne sais pas quelle en sera réellement l’application pour le répertoire classique… Des guerres d’écoles existent déjà entre ceux qui jouent Bach avec ou sans pédales.

Jakez François (facteur de harpes) : en tant que facteur de harpes, nous ne sommes pas loin d’être à l’abri de ce genre de question, car depuis que la harpe existe, on nous demande une huitième pédale ! Pédale supplémentaire qui a été mise au point, depuis le 18e siècle, par les facteurs. Chacun possède son idée d’une pédale d’expression : soit un fil de soie tressé entre les cordes qui sous tension étouffe les cordes, soit des volets arrière qui bouchent les évents, soit un étouffoir qui vient bloquer les cordes graves.

Pour la harpe, paradoxalement, la première raison à l’origine de cette demande de nouvelle pédale est pour jouer de la musique composée il y a trois siècles...


Qu’attendez-vous de la qualité du son du piano ?

Odile Delangle (pianiste) : une définition du timbre, c’est-à-dire la possibilité d’entendre chaque note de la partition, tout en gardant un son « chaud » afin de pouvoir faire « chanter » le piano. Cela représente un peu un rêve.

Jean-Pierre Cuerq (accordeur-réparateur de pianos) : ce phénomène est récent. On a assisté à une période d’américanisation de la musique dans laquelle le goût se tournait vers les instruments clairs et extrêmement « projetant ». Un retour à une personnalité d’instruments beaucoup plus ronde est désormais constaté. On peut dire – sans faire de publicité et en simplifiant – que l’évolution retour est passée du Steinway américain au Steinway allemand.

Un des problèmes essentiels est d’ailleurs que 80 à 90 % des pianos de scène sont des Steinway. Il ne reste pas beaucoup de place pour des instruments ayant des personnalités différentes. Tout simplement parce que les pianistes ont l’habitude de jouer de ces instruments-là ; et aussi du fait de l’inquiétude de jouer un instrument qui a des mécaniques qui réagissent de manière différente.

Cela dit, quelques facteurs se différencient sensiblement au niveau de la personnalité sonore. Lors d’un concert, il n’est pas envisageable de refaire une harmonisation complète pour quelqu’un. Cette opération est éventuellement possible pour un enregistrement de disque. Pour un concert, il est procédé à ce qu’on appelle de « l’égalisation », c’est-à-dire la modification d’une corde dont le son « ressort » trop.

Une évolution de la facture provient en partie de la démocratisationde la musique. Les instruments fabriqués dans les années 20-30 avaient une durée de vie de trois générations et entraient dans le patrimoine. Les meilleurs matériaux venant du monde entier étaient choisis. Lorsque dans les années 50-60, la facture instrumentale a redémarré, on a eu de cesse de chercher à fabriquer moins cher, et non pas de poursuivre la démarche engagée depuis le début du siècle.

Après la seconde guerre mondiale, on a cherché à améliorer la qualité des instruments. De nouveau, un réflexe inverse est apparu et, aujourd’hui, c’est la notion de « marque » qui demeure, en essayant de conserver une qualité de haut niveau.

Jakez François (facteur de harpes)  : concernant la définition du timbre, si on rapporte cela à une notion « d’enveloppe du son », cela concerne-t-il une partie spécifique – taille – ou un timbre plus transparent ?

Odile Delangle (pianiste) : il s’agit de la taille.

Jakez François (facteur de harpes) : comment peut-on faire la différence, dans un instrument dont l’émission dépend exclusivement de l’attaque, pour définir un son qui ne serait pas consécutif à l’attaque ? Pour un harpiste, un son ne démarre pas de rien.

Remarque — Dans cet ordre de définition du vocabulaire, il faut s’intéresser au terme de « clarté » qui revient souvent chez les pianistes.

Jakez François (facteur de harpes) : justement, en ce qui concerne cette différence entre « clarté » et « attaque », pour la harpe, l’attaque du son est très différente selon la qualité de l’instrument et la façon dont il est joué, suivant aussi la réactivité de l’instrument. Et finalement, quels que soient ces paramètres, le plus important est de savoir ce que le harpiste veut. Certains désirent un son qu’un autre appréciera comme « médiocre » !

Isabelle Moretti (harpiste) : pendant très longtemps, notamment aux États-Unis, un son très clair était recherché, qualifié comme ayant le plus d’harmonie. Alors qu’en France, j’ai la sensation que l’envie se porte sur d’autres choses, en particulier la rondeur. Les Américains commencent à le découvrir.

Jean-Pierre Cuerq (accordeur-réparateur de pianos) : un phénomène culturel des États-Unis est associé à la présence générale de très grandes salles. Ainsi, dans leur facture, il a fallu avoir recours à des instruments puissants. Cela se justifie en constatant que les mécaniques de Steinway américaines et allemandes sont différentes, alors que le corps sonore est supposé être le même. La raison provient du fait que la projection a été privilégiée afin de disposer d’un grand orchestre.

Un autre facteur important est à prendre en compte en amont de tout cela : c’est la langue. Pourquoi a-t-on de grandes salles, pourquoi cherche-t-on à projeter ? Tout simplement parce que la langue maternelle projette. Aux États-Unis, l’audition et la locution d’une conférence sont différentes, même dans une petite salle. La manière de parler est plus haute, plus articulée.

Pour les claviers, la recherche est la même ; cela s’entend peut-être moins, mais le son est très dépendant de celui présent à l’oreille. En Angleterre, des phénomènes assez semblables peuvent se ressentir.

Cela peut être aussi relatif à des histoires de mode ; les attentes d’aujourd’hui sont-elles les mêmes qu’il y a 10 ans ? Cela évolue assez vite.

Jean-Pierre Cuerq (accordeur-réparateur de pianos) : à une époque, en France, la culture était une culture d’émulation, c’est-à-dire que chaque enfant, entrant dans une école de banlieue pour apprendre le piano, pratiquait comme si un jour il allait devenir concertiste. Cela a eu sa limite. Maintenant, on a affaire à des parents d’élèves qui inscrivent leurs enfants en piano, par exemple, pour que ceux-ci se fassent plaisir, pour une éducation, pour qu’il y ait une relation entre un travail et une satisfaction. Les motivations sont autres que celle de devenir concertiste. Cela se répercute aussi en facture instrumentale, car il est évident que le travail est différent dans une perspective de « faire du son », de « projeter » ou dans l’objectif de se faire plaisir.

Entretien recueilli par

René Caussé.

(source : Musique & Technique - revue professionnelle de la facture instrumentale – 11/2002)

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